Pierrette était perplexe.
Psychologue depuis 20 ans, elle avait toujours exercé en secteur gérontologique.
Le directeur de l’EHPAD lui avait demandé de créer des groupes de soutien pour tous les aidants de malades d’Alzheimer.
Elle avait donc proposé ce service aux SSIAD et SAD de la région qui avaient été ravis de bénéficier de ce service.
En effet, pour les soignantes et les aides à domicile, les conditions étaient parfois difficiles et elles étaient peu armées pour affronter à la fois un conjoint épuisé et un malade désorienté.
Deux fois par semaine, elle recevait individuellement ou collectivement des femmes et des hommes se déclarant « épuisés » par la vie qu’ils menaient auprès de leur conjoint.
Elle les écoutait toujours de bon cœur, bienveillante.
Elle sentait bien à quel point ils considéraient cette tâche comme épuisante tout en se refusant à « abandonner » le conjoint.
Elle considérait le terme « abandonner » comme une vraie expression de la culpabilité.
Selon elle, confier un parent à une institution, à des professionnels, semblait la meilleure voie mais elle se gardait bien de le dire. Elle était bien placée pour savoir que la prise en charge par des professionnels à domicile ou en institution pouvait être la voie la plus sûre pour ne partager que les meilleurs moments.
Aujourd’hui, elle recevait un nouveau groupe d’aidants. Elle pensait déjà à ces visages consternés, à ces colères dirigées vers des tiers : pas assez d’aide, de soutien, mais que fait donc le gouvernement ?
Comment les aider efficacement, comment transformer ce fardeau en plaisir ?
Elle avait vu des gens simples qui vivaient une vie heureuse. Elle pensait à ce maçon, divorcé, qui avait pris maman chez elle.
Il ne lui disait jamais non. Parfois il l’emmenait manger une glace à la vanille 6 fois dans la matinée. Jamais il ne lui disait « mais non, maman, tu vas être malade ». Elle avait des colères homériques, pensait qu’il était un « boche » venu la violenter. Lui, ignorait tout de cette maladie.
« La maladie, c’est la maladie, mais ma maman c’est ma maman » concluait-il.
Elle l’accompagnait sur ses chantiers, se couvrait parfois de ciment, défaisait ce qu’il venait de faire. Lui souriait, lui disait : « Merci maman, à deux c’est mieux ».
Pendant l’évocation de ces souvenirs, la radio diffusa la chanson de Florent Pagny : « Savoir aimer…sans rien attendre en retour »…
Pierrette tressaillit soudain…
Jusqu’à aujourd’hui, elle avait écouté, trouvé des mots simples : « Quand il appelle sa fille maman, il veut juste lui dire qu’il l’aime parce qu’il n’a pas trouvé les mots » ou « Dans le miroir, il croit voir quelqu’un d’autre, ça lui fait peur et ça le met en colère ».
A un fils qui était très en colère car maman voulait toujours traverser la route nationale et dont la colère effrayait maman, elle avait demandé :
« Autrefois, votre maman se faisait beaucoup de souci pour pas grand-chose, n’est-ce pas ? » Il avait répondu « Oh oui… ». Elle s’était surprise à rajouter : « Mais aujourd’hui, elle est dans la lune et ne se fait plus de souci pour rien… »
Le fils s’était alors tourné vers la maman avec un grand sourire et l’avait prise dans ses bras. « Oh tu as de la chance maman, tu ne te fais plus de souci pour rien ». Son petit garçon s’était mis à répéter en riant « Mamy est dans la lune et elle n’a plus de soucis ». Et la mamy avait arboré un sourire apaisé que Pierrette n’oublierait plus jamais. Ils s’étaient réconciliés.
Bien sûr que ces propos n’étaient en aucun cas une bonne méthode.
En revanche, la réconciliation, l’échange d’amour entre eux, la dédramatisation de la situation étaient selon elle des perspectives à retenir. La peur génère tellement de colère, pensa-t-elle.
Mais comment l’enseigner ? Comment dire à des aidants : vous êtes épuisés en partie parce que vous n’avez pas encore trouvé le moyen de ressusciter l’amour qui vous unit. Tous mes conseils seront vains si je n’arrive pas à le leur faire ressentir. Et il serait incongru de faire un discours sur l’amour pour les aider.
Elle savait bien que dans chaque famille il y avait eu des moments d’amour ou de joie ou de plaisirs intenses, des moments où l’on n’a pas besoin de parler, ou juste dire un mot. Le cœur parle avec les yeux.
Elle le voyait aussi dans l’EHPAD. Certaines soignantes étaient naturellement empathiques, tendres, affectueuses, et leur travail leur apparaissait comme une preuve d’affection pour le grand âge.
Elles ne commentaient pas, ne disaient jamais non.
Lorsqu’au crépuscule couchant certains voulaient rentrer chez maman, elle leur demandait s’ils acceptaient qu’elles leur donne le bras. Elles prenaient le temps de faire quelques pas, attendaient que l’agitation diminue puis proposaient d’aller au salon ou dans le jardin même s’il pleuvait.
Elle décida donc d’élaborer une « thérapie non médicamenteuse » à destination des aidants.
Elle se dit que leur enseigner à chercher comment se traduisaient les bon moments était une bonne piste. Il faudrait prendre garde à ce que cela ne claque pas comme un ordre. Elle voulait qu’ils apprennent à développer leur empathie, leur capacité à faire surgir de la complicité.
Elle se dit alors que le mieux était de faire évoquer « les bons moments » passés avec l’autre chez les aidants. A leur faire saisir que seul le partage de ces émotions était pertinent et efficace, car authentique.
Elle se dit aussi que les aidants se devaient de penser le plus souvent possible « aux grands moments » pour mieux les partager et les faire ressentir.
Nous savons tous que quel que soit le degré d’avancement de la maladie, l’affection et la tendresse sont toujours perçus et appréciés lorsqu’ils sont partagés.
Ce ne serait pas facile d’effacer toutes les frustrations, qui ramenaient à la surface les « mauvais moments du passé » qui rajoutaient de l’épuisement à l’épuisement. Elle se dit aussi que ce sujet devrait être marginal dans la relation avec les aidants car de plaintes en plaintes ils leur devenait de plus en plus difficile de tenir leur rôle et cherchaient à l’extérieur une solution miracle qui n’arriverait jamais…
COMMENTAIRES DE L'ANFG
Dès les années 2000, la familiarité avec les résidents a été bannie des établissements (bye bye le « bonjour papy »). Pour certains cela a été vécu comme une impossibilité d’exprimer leur tendresse aux résidents. Certains ont même vécu le « sois professionnel » comme une injonction leur interdisant de manifester de la tendresse aux cours des soins ou des toilettes. Cette impossibilité d’exprimer ses sentiments (donc de jouer un rôle imposé sans texte) a probablement joué un rôle important dans le désarroi professionnel.
En outre, une exposition constante à la tristesse, la colère, la peur auxquels se sont rajoutées des injonctions (normes, techniques nouvelles, etc .) n’est jamais sans conséquence.
On a pensé que parler de bientraitance plutôt que de maltraitance améliorerait les choses. Malheureusement, nous le savons tous, les injonctions conduisent parfois au contraire du but recherché (si l’on dit à autrui, ne regarde pas en bas, tu vas avoir le vertige, pas sûr que ça marche…).
Donc, si un soignant pensait souvent à ne pas apparaître maltraitant, il pourrait oublier son patient.
Une demande croissante désormais s’oriente sur ces sujets et qui doit être impérativement personnalisée, encouragée, managée….
Cela peut se faire par de « petits moments de formation », au cas par cas.
Merci de votre lecture.
Comments