Les transmissions commencent dans l’EHPAD.
«Melle Louise n’a encore rien mangé ce matin… » dit Eugénie. « Cela va bientôt faire un mois qu’elle ne s’alimente quasiment plus…Que faire ? On a tout essayé : les mixés, les compléments, lui tenir compagnie,… mais rien ne marche… »
Eugénie, comme le reste de l’équipe était inquiète. Elle savait que la dénutrition s’installait et que les conséquences à court terme étaient très inquiétantes.
« Moi, l’autre jour, j’ai rajouté un peu de sucre à la compote, elle en a mangé deux cuillerées. Je lui ai dit que c’était bien… »
Rachel aussi était inquiète : elle entourait Mme Louise d’affection, faite de petits chantages à l’assiette…
« Et vous connaissez la cause de ce changement ? » demanda Isabelle, la Psy.
« Ben non, on lui a demandé ce qui l’attristait et elle a répondu : rien… »
« On aura du mal à régler cette question si on n’en méconnaît les cause, non ? » reprit Isabelle.
« Centrons-nous sur l’objectif » reprit le Medco. « Ce que nous voulons, c’est que la dénutrition cesse avant toute chose. Avez-vous des idées ? »
Un ange passa sans la salle de réunion.
« Comment cela se passe le matin, quand vous lui apportez le plateau ? »
« Eh bien elle ne boit qu’un peu de thé et ne touche pas au reste… »
« Bon, eh bien supprimez le reste, ne lui apportez qu’un thé… »
L’équipe sursauta. On savait le Medco bizarre, mais pas à ce point…
« Mais elle va mourir… »
« C’est possible » dit le Medco « surtout si on ne sait pas l’aider à recréer du plaisir pour se nourrir…Mais le manque peut générer le désir, non ? »
« C’est risqué… » osa Eugénie.
« Pas plus que ce que vous faites… » rétorqua le Medco. « Si vous réussissez à la faire manger en dansant ou en priant, je n’ai rien contre… »
« C’est tout ? »
« Non, faites-lui savoir que comme elle ne souhaite pas s’alimenter, nous partagerons désormais son repas avec les autres résidents… »
« Mais on a pas le droit… » renchérit Eugénie.
« On a le droit de le dire… » rajouta le Medco « nous avons désormais les moyens techniques pour que cela ne se transforme pas en catastrophe. »
« Mais vous pensez vraiment que cela marchera ? » demanda Rachel.
« Non » dit le Medco, « je l’espère… »
« Donc on la prive de repas ? »
« On lui fait savoir que si elle ne désire pas manger, il vaut mieux que la nourriture aille vers autrui… c’est tout. Je comprends que cette approche vous surprenne, elle est paradoxale. Et si vous avez mieux… »
L’équipe n’était vraiment pas « chaude ».
« Cela ne marchera pas si l’équipe n’est pas convaincue » pensa le Medco.
« Je voudrais que nous inversions le jeu relationnel : jusque-là, nous allons de rodomontades en rodomontades pour lui faire avaler 15 grammes de nourriture. Cela fait 1 mois que ça dure et son état s’aggrave. Nous serons contraints comme je vous l’ai dit d’envisager une sonde nasogastrique ou une hyperalimentation intraveineuse sous 72H00. Cela nous laisse un peu de temps pour expérimenter, non ? »
« Donc, la privation pourrait être une voie pour qu’elle s’alimente à nouveau ? »
« Oui, il sera nécessaire aussi de lui proposer des activités ludiques individuelles : le rire ouvre l’appétit. Ca, Isabelle, ce sera votre job…et rajoutez aussi un petit verre de vin rouge. Ne l’oubliez jamais “Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par appétit et l'en récompense par le plaisir*.”»
*Brillat-Savarin
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