Ghislaine était pensive.
Directrice d’EHPAD au sein d’un grand groupe privé, une de ses préoccupations était de maintenir des taux d’occupation élevés.
C’était le prix de la pérennité économique et de la rentabilité des investissements. Elle savait qu’elle en était la cheville ouvrière…
Certes les groupes privés lucratifs étaient plus attractifs et bénéficiaient d’une meilleure image auprès des financeurs et actionnaires, toutefois le statu quo prévalait et l’environnement était stabilisé. Les avantages concurrentiels et environnementaux avaient fondu comme neige au soleil. Les établissements apparaissaient identiques au premier coup d’œil.
Il était, en outre, désormais acté que chaque établissement afficherait clairement ses tarifs en tout compris. C’était la seconde particularité de son activité.
D’autre part, elle le savait bien, ses utilisateurs n’étaient que rarement les décideurs. Les décideurs étaient généralement les « aidants familiaux ».
De grands enfants, déjà à la retraite et qui avaient rarement une idée précise de ce que pouvait représenter la vie en EHPAD pour un parent.
Le prix devenait donc un des facteurs déclenchants. Les soins et la sécurité semblaient être les autres critères très demandés.
C’était un dilemme pour un commercial : des prescripteurs qui ne sont pas clients, qui ne connaissent pas ou peu l’activité et qui sont même plutôt rétifs à l’évocation du mot "maison de retraite", feront un choix en fonction du tarif...
Son EHPAD proposait des prix légèrement supérieurs aux tarifs médians. Deux de ses concurrents proposaient des bonnes prestations légèrement moins chères à moins de 20 km. Elle savait donc qu’elle ne pouvait constituer, sauf événement exceptionnel, qu’un troisième choix, a priori…
En outre, la durée des séjours raccourcissait grâce à de meilleures prises en charge à domicile et donc les rotations devenaient plus rapides. Souvent, les familles s’y prenaient au dernier moment…ce qui n’arrangeait rien…Et puis son établissement avait 30 ans. Il était le reflet d’une époque de plein-emploi.
Les vieux étaient restés. Les plus jeunes étaient partis loin, se construire un avenir. Ils ne reviendraient pas. Ils étaient d’un autre monde.
Comment créer un lien fort, un lien qui balaie les priorités économiques ou de sécurité, puisque désormais chacun faisait au mieux…
Les Français l’ignoraient, mais leurs EHPAD, vus de l’étranger apparaissaient comme un luxe insolent, une dépense somptuaire…
Comment laisser une telle empreinte de son établissement sur l’environnement pour faire que, quoi qu’il advienne, ce choix soit évident, que ce soit un choix du cœur.
Bien sûr il y avait des liens, d’abord intergénérationnels : elle avait su mettre en place une coopération bénéfique avec les établissements scolaires et qui apportait beaucoup à chaque partie.
Bien sûr, elle avait une page sur les réseaux sociaux : quelques images, quelques formules chaque jour et elle voyait bien que depuis deux ans, les followers se comptaient par centaines, les like aussi…
Il y avait aussi le storytelling : la mémoire des temps oubliés réapparaissait à travers quelques photos et textes inspirés par ses résidents. Ils avaient tous quelque chose à dire. Le gigantesque écran du salon en rendait compte chaque jour.
Les équipes, spontanément, s’en réjouissaient et partageaient avec les résidents.
Il y avait les expositions itinérantes des plus belles œuvres des 30 dernières années : photos, peintures, sculptures…
Bref une multitude d’instantanés de vie de son établissement… Mais cela ne suffisait pas. La com c’est comme respirer : il ne faut jamais s’arrêter…
Elle sentait bien qu’il allait falloir trouver du "neuf".
Ses collègues d’autres établissements étaient aussi très actifs : ils invitaient souvent : conférences, activités dans l’établissement, réceptions diverses qui incluaient toujours les résidents.
Elle envisageait de faire des interviews filmées de résidents, sur des sujets divers. Son directeur régional avait accueilli l’idée avec beaucoup de froideur. Elle aurait aimé ouvrir le restaurant à d’autres personnes : son chef bossait bien. Mais trop éloigné, petit parking et puis localement les commerçants auraient moyennement apprécié…
Le quotidien la rappela à ses obligations : "Madame, Sylvie ne peut pas venir, son fils est malade, il a toussé toute la nuit…"
Elle savait qu’elle y reviendrait. Les priorités dans ce métier changent souvent : l’important cède momentanément la place à l’urgent…
Il ne faut jamais cesser de réfléchir, pensa-t-elle, tout en se levant et en suivant l’Idec… Je dois transmettre une image fidèle de ce que nous faisons ici pensa-t-elle d’un coup. Ça y est, elle était sur la voie…
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