Rachida arriva tout essoufflée.
« Madame, Madame, venez vite, M. Bernard est dans le lit de Mme Hortense… »
La cadre sourit.
« Et que se passe-t-il ? »
« Je ne sais pas Madame, mais Monsieur Bernard il s’en prend souvent aux dames, vous savez bien… »
« Oui, Rachida, je sais. »
« Et Mme Hortense, elle a l’Alzheimer, il ne faut pas laisser faire cela… »
Il était 10H30. L’équipe de jour avait déjà accompli quasiment la moitié de son temps.
Aujourd’hui, tout allait comme sur des roulettes.
« Dis-moi, Rachida, la semaine dernière, quand Mme Hortense ne voulait pas faire sa toilette et que tu as essayé de la convaincre, que s’est-il passé ?... »
« Oui, mais là ce n’est pas pareil… »
« Je te repose la question : que s’est-il passé, Rachida la semaine dernière? »
« Vous le savez bien, elle m’a donné un coup de poing… »
« OK, est-ce que cela veut dire que quand Mme Hortense ne veut pas quelque chose, elle sait se faire respecter ? »
« Oui, Madame, mais quand même, c’est dégoûtant… »
« On est donc bien d’accord pour dire que si Mme Hortense ne désirait pas la compagnie de Monsieur Bernard, elle le lui aurait déjà dit, n’est-ce pas ? »
« Oui, Madame »…
« Donc il n’est pas nécessaire que nous intervenions ? »
« Non, » dit Rachida. Elle se décomposait.
La cadre savait. Elle savait que les sujets liés à la sexualité mettent mal à l’aise certains collaborateurs.
« Et cette situation te choque, n’est-ce pas ? »
« Oh oui madame… »
« Ce qui te choque, c’est qu’ils soient trop vieux pour cela ou qu’ils ne soient pas mariés ? »
« Les deux, Madame ».
« Tu vois, Rachida, quand tu es choquée par un comportement comme celui-ci, c’est parce que c’est en désaccord avec tes valeurs, n’est-ce pas ? »
La cadre avait posé la question avec douceur. Elle maniait bien fermeté et douceur.
« Oh oui. » dit Rachida.
« Tu as tout à fait le droit d’être choquée, n’est-ce pas ? »
« Oui, Madame, merci. »
La cadre se retint alors de dire « Ne me remercie pas ». « Mais quand une situation te choque, tu dois d’abord réfléchir pour savoir s’il est nécessaire d’intervenir ou non ? » « Ah, oui, en fait je n’aurais rien dû dire… » « C’est exact. » « Donc, je n’en parle pas avec la famille ? » demanda Rachida. « Non, bien sûr ».
« Mais Madame, la fille de Mme Hortense ne veut pas que sa mère aille avec des hommes, elle me l’a déjà dit, elle m’a dit de faire attention, de la prévenir… »
« Je sais » dit la cadre.
« Il faut donc lui mentir ? »
La cadre soupira. Quand je pense que j’ai déjà organisé une session de formation sur la sexualité pour les équipes.
« Tu sais bien, Rachida, que les demandes des familles sont parfois excessives et donc illégitimes » (à ce moment-là, elle se demanda si elle utilisait les bons mots)
« cela veut dire que nous ne les contrarions pas mais que nous ne donnons pas suite à leurs exigences…On ne va tout de même pas contrôler la vie amoureuse de tous les résidents… »
Rachida commençait à comprendre. Oui, elle avait vu cela en stage : ce que je ressens je dois d’abord le comprendre avant d’agir.
« C’est vrai, excusez-moi, Madame ».
« J’ai apprécié que tu viennes me parler et de pouvoir te rappeler les règles de la maison. J’ai une autre question : à ton avis, sur tous les résidents qui ont un Alzheimer dans la maison, est-ce qu’il y en a un seul qui ne sait pas dire non ? »
« Non, Madame, c’est vrai…en fait j’aurais tendance à trop les protéger parce qu’ils sont malades et vieux ? »
« Tu disais tout à l’heure que ce qui te choquait c’est qu’ils fassent cela à leur âge… »
« Oui, je trouve que ce n’est pas très correct… »
« A quel âge, selon toi, faut-il cesser de s’aimer physiquement ? »
« Je ne sais pas, dans les cinquante… mais après, on peut quand même se tenir la main… »
« Je vois » pensa la cadre en souriant intérieurement. « A part quelques préjugés, cette petite est une pépite pour notre établissement » pensa-t-elle.
« Merci de ta franchise. On est donc bien d’accord pour dire que même si tu trouves que s’aimer physiquement après 50 ans ce n’est pas correct, tu dois t’abstenir de mettre ton grain de sel ?... »
« Oh oui, Madame, j’ai compris ».
« Tu sais aussi que George Clooney a plus de 50 ans ? »
Rachida rougit jusqu’à la racine des cheveux. Clooney c’était son prince charmant. Elle avait 5 photos de lui dans son casier. Elle ne répondit pas. Elle avait envie de rire. Elle était contente d’avoir parlé avec la cadre. C’était une dame très bien. C’était son premier travail, elle savait désormais qu’elle le ferait toute sa vie.
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