Voilà bientôt une semaine que Jules-Edouard avait pris ses quartiers dans l’EHPAD.
Il avait consacré sa première semaine à l’observation.
C’était favorable.
Personnel discret et courtois, maison bien tenue, une directrice dont le charisme et l’honnêteté sautaient aux yeux, ce n’était pas si mal.
Il aurait eu les moyens, certes, de rester chez lui, Avenue Marceau. Mais du fauteuil au lit et du lit au fauteuil, cela devenait lassant.
Il se faisait livrer son repas et son vin par un traiteur auquel il était fidèle depuis 30 ans, depuis le décès de son épouse.
Ensuite un bon cigare et 30 mn de rêveries digestives comme toujours.
Il aimait particulièrement ce moment de fin du déjeuner et n’avait jamais été déçu par la nourriture.
Il avait un projet secret dont il voulait raffermir les contours. Son temps était compté, certes, mais il avait affronté la mort mille fois en Allemagne, en Corée et en Algérie. Tout compte fait la mort n’est rien face au déshonneur…
Il avait été de ces officiers supérieurs les plus estimés, de ceux dont la loyauté n’avait jamais failli.
La France l’ignorait, mais elle lui devait beaucoup.
Certes, il avait fallu fermer les yeux sur certaines pratiques des services spéciaux et leur main d’œuvre, le SAC. On avait évité de justesse la catastrophe avec l’affaire Ben Barka. Mais, bon, à la guerre comme à la guerre.
En ces temps-là, le pouvoir était sacré : le peuple savait que la France était tenue.
Les journalistes se savaient sur des sièges éjectables et se contentaient des questions que l’on leur donnait.
Même les Cocos jouaient le jeu et l’on trouvait facilement des terrains d’entente.
La situation exigeait un pouvoir ferme et il était là.
Lui avait servi, jours après jours, s’exposant devant ses hommes à la mitraille.
Il s’était retiré en 69 après le départ du général. Ce Pompidou ne lui plaisait guère.
Quant aux autres, à part peut-être Mitterand, ils n’avaient jamais trouvé grâce à ses yeux.
Les temps de paix et de prospérité favorisent dans les démocraties occidentales une forme d’insoumission. Les situations n’exigent plus l’obéissance et le sens du devoir, comme c’était le cas depuis des siècles.
Il vivait bien sa situation : le corps s’était décomposé mais l’esprit restait alerte. Il y avait tant de choses à penser.
La démocratie, en tant de paix, ne se nourrit que des désirs contradictoires du peuple.
Ce modèle ne pourrait pas durer.
Il savait qu’il ne le verrait pas mais qu’un ordre nouveau émergerait en Europe et dans le monde. Un ordre qui donnerait du sens à la soumission comme à la révolte.
Mais qui pouvait comprendre cela ? Tous ses alter-ego avaient disparu depuis bien longtemps et peut-être était-il le dernier à raisonner de cette manière.
De tous temps, chaque pays avait besoin d’un homme providentiel et pourtant les prétendants s’affichaient comme des hommes ordinaires.
Il ne voyait aucun homme "dignus intrare" même chez les militaires.
Devait-il transmettre ce pessimisme aux générations futures ou fallait-il se taire ?
Il avait rédigé des milliers de pages de notes, de récits, d’analyses depuis plus de 30 ans. Fallait-il les brûler à son décès ? Il hésitait encore…
S’il était arrivé à l’âge respectable de 103 ans, il y avait peut-être une raison… Ou n’était-ce qu’un hasard dû à sa constitution ?
Jules-Edouard s’endormit d’un coup. Il ne se réveilla jamais. Le destin l’avait pris de court.
Il est finalement des réponses que l’on ne pourra jamais donner, l’essentiel est de ne jamais cesser de se questionner…
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