(une nouvelle de Pierre-Alain COTTE)
- Dis maaan, tu seras bien ici, pas vrai ?... Je suis sûr que tu seras bien !
C'est qu'ils culpabilisent les enfants ! Ils ont besoin d’être rassurés.
Mais elle ne répond pas, égarée dans ce déracinement douloureux qu'on lui impose. Elle ne pleure pas. Elle n’a plus de larmes ! Elle ne se plaint pas non plus. Elle fait ce qu’on lui dit de faire. Elle est redevenue la petite fille obéissante qu'elle était voici bien des années. On voudrait même qu’elle acquiesce quand on lui dit que tout va bien se passer.
Mais absente, elle regarde par la fenêtre. A quoi pense-t-elle ? A sa maison qu’elle a dû quitter et qu’elle ne verra plus ? A ses souvenirs ? A toute sa vie qui est restée là-bas et que les " merveilleuses avancées du siècle " obligent à abandonner ? Elle voudrait tout oublier. Elle voudrait ne pas être là. Elle voudrait se trouver dans cet ailleurs que bien souvent, elle a appelé de ses vœux.
Et pourtant, ils ont hésité ! Mais son état de santé s’est dégradé et puis comment concilier leur vie trépidante et celle d’une maman seule, malade, égarée.
Les visites journalières ; les courses ; les repas ; les infirmiers ; le médecin ; le risque de chutes, la nuit ; la femme de ménage ; les vacances. Non c’est plus possible !
Un jour, le médecin leur a dit :
- Si ça continue, c’est vous que je vais être obligé de soigner !
Oh le bel aveu ! La phrase qui dédouane. Ces mots qui viennent de " celui qui sait ", qui modulent les remords, les regrets ! Qui donnent les meilleures excuses du monde et qui autorisent la folle idée, jusque-là envisagée, mais jamais prononcée.
Et pourtant, ils ne sont pas insensibles, les enfants. Ils ne sont pas égoïstes, non plus. Ils aiment profondément leur mère. Pour elle, ils voudraient ce qu’il y a de mieux. Peu importe les sacrifices. Ils voudraient qu’elle coule une fin de vie paisible, à défaut d’être heureuse.
Mais aujourd’hui, ils sont devenus les parents de leurs parents. C’est à eux désormais de prendre les décisions, même si celles-ci sont douloureuses et que la vie ne les a pas préparés à cet exercice. Aussi, entendent-ils tout mettre en œuvre pour que sa fin d'existence soit la plus sereine possible et qu’eux-mêmes, n’aient plus à supporter les inquiétudes devenues quotidiennes. Alors, ils se sont réunis. Ils se sont mis en quête de trouver un établissement, pas trop éloigné de leur domicile où, ils pourront venir la voir régulièrement.
Ils ont visité bien des maisons d’accueil ; vérifié les prestations proposées. Ils ont comparé ; rempli des dossiers.
Ils se sont démenés comme l’auraient fait des parents attentifs et inquiets, en quête du meilleur établissement spécialisé, pour leur enfant handicapé.
Qui n’a pas rêvé pour une maman âgée et souvent malade, ou du moins amoindrie, une maison de retraite digne d’elle. Chic, belle, gaie, avec tout le confort bien sûr, et un personnel respectueux, à l'abri de toute maltraitance. Une chambre spacieuse, ensoleillée, où elle pourrait poser ses bibelots, ses meubles, ses souvenirs. Une large fenêtre près de laquelle elle se tiendrait toute la journée, en attendant que s'écoulent les heures.
Et par un décor plaisant, gai et spécialement conçu pour répondre aux seules attentes des familles, tenter de lui faire oublier le déracinement qu’on lui impose puisque, paraît-il, on ne peut pas faire autrement.
Ont-ils vraiment eu la naïveté de croire qu’elle allait attacher de l’importance au décor qui, au premier coup d’œil, les a séduit, eux ?
Au personnel, impeccable, tout de blanc vêtu, dont on est persuadé qu’il est parfaitement qualifié et d’une courtoisie exemplaire ?
A la décoration moderne et joyeuse, comme la reproduction, grand format, de ce "Mondrian", aux couleurs éclatantes, accrochée dans la salle de réception.
Juste à côté, le réfectoire, appelé "le snack", décoré sur une idée empruntée au designer Philippe Stark, tapissé de couleurs vives, bien agencé, de style moderne et aux menus si alléchants.
Et puis la salle commune, gaie comme une école maternelle, où sont organisées des activités multiples : le macramé, l’atelier d’aquarelle, l’initiation à la musique avec un magnifique piano demi-queue, fermé à clé pour que personne ne soit tenté de s'y exercer.
Le sport aussi ! Le lancer de ballon. La marche avec déambulateur, si bonne pour les réflexes, les muscles et les os ; exercice que l’on pratiquera le long des couloirs jalonnés de reproductions d'artistes connus, comme autant de repères pour ne pas s’égarer.
La chambre exiguë certes, mais magnifique qui permettra d’accueillir la petite armoire du mariage et le secrétaire en merisier.
Et puis là, fixée au mur, en face du lit, la télé plasma, écran plat. De même que "les falaises d’Étretat", aquarelle offerte par Lucien, le tonton artiste dont les plus optimistes, ou les plus charitables, disent qu’il avait du talent.
Ici, dans le recoin, le fauteuil de son mari, parti voici bien des années et dans lequel, à son tour, elle pourra attendre que s’écoulent les heures, les jours.
Et puis, alignés le long du mur de la réception, dans leur fauteuil roulant, les plus vieux, les plus amochés, abrutis de sédatifs et submergés de néant qui, sans impatience, regardent de leurs yeux vitreux et inexpressifs, passer les visiteurs qui ne viennent jamais pour eux.
Mais peu lui importe les autres ! Ils n’existent pas. Seuls ses enfants comptent. C’est eux qui la maintiennent encore en vie, même si elle leur en veut de ne pas lui avoir permis de rester chez elle.
Quant au bâtiment, à sa chambre, aux rideaux bleu-ciel, à la télé grand-écran, elle n’a pas eu le moindre regard pour ce décorum ostentatoire, véritable "gobe-mouches", destiné à la seule attraction des familles et à leur adhésion.
Malgré cette impression que l'on voudrait positive tant elle est douloureuse, bien sûr que la rupture va être difficile ! Bien sûr qu’ils auront de la peine ! C’est un mauvais moment à passer, pensent-ils. Elle-même fera des efforts pour ne pas montrer sa tristesse, pour les épargner une fois de plus.
C’est la descente aux enfers.
Pour tenter de cacher leur émotion, ils se voudront enjoués, mais ne le seront pas. C'est la comédie de la vie et son cortège d'obligations, de concessions et de regrets.
Ils auront le sentiment d’avoir commis une mauvaise action.
Ils se chercheront des excuses mais n’en trouveront pas.
Ils auront honte, comme des enfants pris en faute.
Pour leur permettre de vivre leur propre existence - revendication certes, bien légitime -, ils ont aliéné l’identité et l'espace de vie de leur mère, celle qui les a enfantés, nourris, élevés, qui s’est inquiétée, celle qui les a aimés.
Mais il est tard. Il est l’heure de partir.
Personne ne veut prendre la décision.
Le moment est chargé d’une émotion coupable. L'atmosphère est pesante.
Le plus courageux qui n'est pas nécessairement le plus insensible, se décide enfin.
On enlace chaleureusement maman. On l’embrasse une fois, deux fois, quatre fois, en forçant la pression sur ses joues creuses et parcheminées.
Devant la porte, à l'ouverture discrètement codifiée, pour empêcher les velléités d'escapades, on se retourne. On lui fait un dernier geste de la main.
- Au r'voir maaan, à dimanche !
Mais, le dos un peu plus voûté, elle s’en est déjà allée, soutenue par une gamine de 18 ans, dont le sourire qui se veut rassurant, ne fait guère illusion.
Dans la voiture, on ne dit mot. La tension est palpable.
On ne voudrait plus penser qu'au Mondrian, aux rideaux bleu-ciel, à la chambre lumineuse, aux salles spacieuses, au décorum. Mais rien n'y fait. On sait désormais ce qu'est la mauvaise conscience.
On est malheureux...
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