« Moi, en animation, j’aime bien le nom de client plutôt que celui de résident… »
Les regards autour de lui le foudroyèrent. Le stage de formation commençait et chacun évoquait, comme toujours, ses attentes. Lionel était animateur dans un EHPAD privé.
« Je sais » reprit-il, « c’est un casus belli…mais, en tant qu’animateur, je considère mes résidents comme des personnes qui veulent acheter des prestations immatérielles…C’est leur rôle de consommateur… »
« Tu sais que tu es un vrai malade, toi… » dit Sylvie. « Rares sont ceux qui ont choisi de vivre en EHPAD et nous sommes là pour les soutenir, pas pour les dépouiller… » Elle était en colère, elle détestait ce mot. Elle le vivait comme une injure à ses valeurs.
« Je comprends » dit Lionel « nous pouvons nous opposer toute la journée sur ce sujet ou je peux simplement t’expliquer ce que je veux dire. Tu ne crois pas qu’il est possible que ce mot ait une définition différente pour nous ? »
Sylvie ne le captait pas. Mais bon, pourquoi ne pas écouter ses arguments ?…
« Merci » dit Lionel « ce que je veux dire c’est que les personnes hébergées en EHPAD ont eu toute leur vie un rôle de consommateur. Ils ont acheté des tas de choses parfois utiles, parfois inutiles. Là-dessus nous sommes d’accord ? »
« Oui, bien sûr » dit Sylvie.
« Un consommateur devient un client quand il achète, nous le savons tous. Et le mieux est que nous sachions à l’avance ce que nous voulons acheter et le bien-être que nous en tirerons, n’est-ce pas ? »
Le groupe acquiesça. Lionel savait bien argumenter.
« En d’autres termes, avant de devenir client, ils est nécessaire, comme on l’a toujours fait, de savoir plus ou moins ce que l’on veut, n’est-ce pas ? »
Un léger murmure d’approbation s’éleva. Mais où voulait-il en venir ?
« Et de l’autre côté, le vendeur est tenu de donner au client ce qu’il attend, non ? En fait si je parle d’une fonction client dans nos EHPAD, il ne s’agit pas d’une simple fonction économique. Il s’agit d’une fonction sociale. On doit savoir plus ou moins ce que l’on veut et, de l’autre côté, le vendeur doit nous donner satisfaction. Donc un résident n’est pas un bénéficiaire de prestations concoctées par une institution mais d’avantage un consommateur d’activités culturelles ou sociales. Un résident est passif, un client est actif…»
« Oui, cela se tient » dit Sylvie « mais on pourrait utiliser un autre mot… »
« Oui » répondit Lionel « c’est le mot client qui te dérange, n’est-ce pas ? Pas le sens que l’on peut lui donner dans ce contexte, non ? »
« Oui, c’est un peu ça, mais enfin normalement on n’utilise pas ce mot dans les EHPAD… »
Sylvie ne voyait plus l’intérêt de ce débat. Quelle importance ?…
D’un autre côté, elle se rendait compte qu’elle avait réagi au quart de tour et s’était mise en colère uniquement parce que Lionel avait dit un mot « tabou », un mot qu’elle avait pris comme la négation de son travail, comme une injure… Pourquoi n’avait-elle pas attendu plus d’explications ? Pourquoi sur-réagir ?
Elle ne le connaissait pas. Il n’y avait pas de raison de le détester d’entrée de jeu. Elle se repassa en mémoire tous les moments en réunion où, elle-même ou ses collègues avaient sur-réagi… Que de temps perdu ! Que d’oppositions stériles et vaines !
Pourquoi n’étions-nous pas capables d’écouter calmement ? Et surtout, pourquoi ce surgissement de détestation d’autrui ? Elle reprochait à son mari de stresser comme un fou quand il était au volant et elle-même ne faisait pas mieux ici, dans un stage…
« Oui » reprit-elle, « en réalité nous suivons la même route, avec les mêmes pratiques… »
Sylvie avait réellement appris quelques chose, elle sut qu’elle s’en souviendrait toute sa vie.
Je dois aborder les contradictions avec sérénité, ne pas bloquer sur un mot, ne pas m’opposer d’entrée de jeu et surtout ne jamais mettre de colère ou de détestation dans ma contre-argumentation… pensa-t-elle.
Cette manière de faire de détails une question de « vie ou de mort » venait de lui enseigner qu’elle ne savait pas toujours mettre une distance entre elle et ses émotions à des moments importants.
C’était une belle journée… Elle allait noter le mot « client » sur ses dossiers pour se souvenir de cette leçon à l’avenir… Elle le notait car elle s’était déjà fait à elle-même tant de promesses non tenues… C’était le premier bénéfice de ce stage…
Normal, pensa-t-elle, là c’est moi la cliente…
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