Bourgneuf-les-Pastilles, 2500 âmes, dont une majorité de retraités, quelques Anglais et un curé hors d’âge qui vit avec Parkinson grâce au soutien quotidien de Dieu… Roger en est le maire depuis 1982… C’est cette année-là qu’il a pris sa retraite, après 35 ans au service des enfants du village. Certains l’appellent encore « Maître ».
Tous les mercredis, le gang des aidants se réunit dans la salle communale à 10H00 précises. Roger ne badine pas avec les horaires.
C’est Roger qui en a eu l’idée : il avait accompagné sa sœur aînée atteinte d’Alzheimer de 1985 à 1990. Cela avait été une surveillance de chaque instant : elle touchait à tout, prenait tous les risques. Mais elle ne s’était jamais départie de son sourire et de son calme. Il la nourrissait, la lavait, l’habillait, la sortait.
Les gens étaient parfois surpris de voir ce vieux monsieur donner à manger à cette vieille dame au restaurant. Intérieurement, il bouillait parfois. « Quand on aime, on souffre » lui avait dit le curé. Et c’était vrai.
S’il s’accommodait de la plupart des surprises du quotidien, il était des sujets sur lesquels il craquait comme lorsque sa sœur lui demandait de lui faire l’amour. Elle le faisait gentiment, avec douceur. Ses yeux clairs de petite fille lors de ces suppliques lui brisaient le cœur.
Cela durait parfois des jours et des nuits, toutes les dix minutes. C’eût été une autre femme, il ne s’en serait pas formalisé. Mais de la part de sa sœur, dont il avait été si proche, c’était une vraie torture. Il avait été contraint de l’enfermer à double tour toutes les nuits. Sans sommeil, il ne pouvait pas tenir le coup. Là, il pleurait, comme un enfant. Parfois même, il gémissait, hoquetant de sanglots en sanglots. Il se sentait à bout certains soirs et rêvait de la placer. Mais il savait que c’était un mauvais choix, qu’elle ne s’y ferait jamais, qu’elle en mourrait.
Il avait dû recourir aux benzos pour dormir. C’était vital.
Au matin, frais et dispos, il déverrouillait la porte. Elle était là, assise sagement sur son lit, lui souriant. Il la lavait, changeait les draps et la descendait à la cuisine pour le petit déjeuner. Il aimait bien la nourrir : elle avait l’air si heureuse.
Elle était partie vite, laissant un grand vide.
Parmi ses administrés, il y avait beaucoup de retraités revenus au pays. Certains étaient logés à la même enseigne que lui, courbant sous le joug de l’accompagnement, qui d’un parent, qui d’un conjoint, qui d’un frère ou d’une sœur. Roger savait qu’ils devraient exprimer leur colère régulièrement. Roger savait qu’ils devraient parler de leur souffrance, qu’ils devraient disposer d’un temps de récupération. Il avait donc créé le gang des aidants. Ils étaient désormais 6 : 4 hommes et 2 femmes.
Le principe était simple : évacuer de temps en temps la rancune, la colère, la tristesse, la peur, la frustration…était le seul moyen de tenir le coup. Toutefois, Roger, ancien instituteur, leur demandait d’écrire puis de lire à voix haute les tourments qu’ils enduraient. Il ne se serait pas agi d’être un « club de pleureuses » ou une assemblée vilipendant l’état et son administration. Non, « quand on aime, on souffre », rappelait-il. « Ils ont besoin de nous ».
Ils s’étaient organisés pour que 2 jours par semaine, les « zinzins » aient des activités de groupes. A tour de rôle et avec l’aides de bénévoles, ils organisaient des activités. C’était un vrai plaisir de les voir faire les fous, chanter, éplucher des légumes, colorier, danser.
L’équipe des « zinzins » à la fin de la journée dormait toujours bien. Et les aidants aussi.
Après les 45 mn où le gang des aidants mettait à distance toutes ces désolations, c’était l’apéro. Puis un déjeuner, simple et bien arrosé. Ensuite la sieste, l’été sous une tonnelle et l’hiver dans la cure.
Si Bourgneuf n’avait plus d’école et pas de maison de retraite, les établissements voisins avaient pris l’habitude d’inviter zinzins et familles à déjeuner le dimanche midi. Une maison de retraite avait même proposé des chambres à la nuit pour les cas particuliers.
Le gang avait aussi pris l’habitude de nommer un référent toutes les semaines. L’on pouvait appeler à toute heure, si nécessaire, pour le pire ou simplement pour le meilleur. On ne se jugeait pas, on ne se conseillait pas, non, on s’écoutait, on partageait. Une seule exigence : exprimer son affliction avec lucidité.
Roger le savait : sa fonction de maire ne s’arrêtait pas à décider de l’entretien des chemins communaux ou à se tracasser avec un budget toujours insuffisant. Non, son métier c’était d’être responsable du bonheur de ses concitoyens. Et il le faisait bien….
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