(de Amandine RIVIERE, sélection "coups de cœur" du concours de nouvelles pour la fête des grands-mères 2023)
L’homme s’assure une nouvelle fois que sa cravate est correctement nouée. Il rehausse ses lunettes, vérifie le pli de son pantalon, puis la brillance de ses chaussures. Bien.
Enfin, il passe une main tremblante dans ses cheveux. Ils sont si fins, désormais… Il les sent à peine. Ils sont comme du vent, qui caresse les branches épaisses et noueuses que sont devenus ses doigts.
Malgré tout, l’homme s’applique à ordonner ses mèches rebelles : une brise vaut mieux qu’un orage.
Avant de sortir, il glisse un mouchoir en tissu dans la poche extérieure de sa veste. Il sait que c’est un peu pompeux, mais les occasions de s’apprêter sont si rares… Et puis, il souhaite faire bonne impression.
Il rejoint le couloir d’un pas lent, son corps soutenu par une canne altérée par les ans. Il ne prend pas la peine de verrouiller la porte de sa chambre. L’aide ménagère doit venir bientôt, elle sera reconnaissante pour ces quelques secondes gagnées. Son temps est précieux, elle n’a que vingt-huit ans.
L’abribus est vide. Les autres travaillent encore naturellement, il est seulement dix heures et quart.
Alors qu’il attend l’arrivée du bus, l’homme pense à cette femme. Elle s’est engagée à donner une réponse immédiate ; un changement ; un secours. C’est en tout cas la promesse indiquée sur sa carte de visite, découverte dans la boîte aux lettres la semaine précédente.
Le jour de cette trouvaille, il était resté figé dans l’entrée, les yeux fixés sur ce petit morceau de carton blanc qui ne représentait pas grand-chose, mais qui lui promettait tout. Quelques années auparavant, il l’aurait balancé sans un regard. Mais à cet instant de sa vie où il n’attendait plus rien, ses doigts s’étaient cramponnés, désespérés, à ce bout de papier.
Le cœur serré par l’espoir et la honte, il avait glissé la carte dans sa poche.
Longtemps, il s’est moqué des bigots et des superstitieux. Longtemps, il a méprisé les mystiques et les dévots. Les hommes avisés prennent seuls leur vie en main. Ils choisissent leur propre voie. Ils contrôlent. Mais depuis des années, son existence lui échappe. Elle s’embourbe dans l’ennui, la maladie et la solitude, réveillée seulement, dans un sursaut nerveux, par l’entrée d’un infirmier dans sa chambre. La minute des cachets, encore elle, toujours la même, jusqu’au lendemain, même heure.
Oui, longtemps, il s’est moqué des croyants. Mais c’est bien de croire en quelqu’un dont il a besoin aujourd’hui.
Dix heures trente, le bus s’arrête à sa hauteur. Le conducteur lui adresse un regard chaleureux. Il a la quarantaine et un sourire d’enfant. L’homme monte avec difficulté et s’assoit sur le premier siège venu. Cachée dans la poche intérieure de sa veste, la carte de visite tambourine contre son cœur.
La façade du cabinet est modeste, mais propre, étrangement sérieuse. L’homme sort la carte et s’assure d’être au bon endroit, puis pénètre dans une salle d’attente minimaliste.
Il est seul, silencieux, presque invisible, observé uniquement par les gens photographiés au mur. Écrasé par leurs visages épanouis et leur expression de joie, il se sent plus vide que jamais. Sa main enserre le petit morceau de carton blanc.
Enfin, la femme entre et lui propose de rejoindre la pièce voisine. Une odeur fraîche de gardénias embaume le bureau ; ce printemps inattendu l’apaise.
Ils s’assoient l’un en face de l’autre, leurs genoux se touchant presque. Drapée de multiples voiles et d’un sourire accueillant, la jeune femme l’observe. Une fossette se creuse dans sa joue rebondie et le cœur de l’homme s’envole. Sa petite-fille a la même sur sa pommette gauche.
La femme se présente. Sa voix sonne douce et claire, comme une brise qui vient caresser les oreilles de l’homme. Elle l’invite à lui expliquer les motifs de sa venue.
Il attend qu’une inconnue apporte un sens à sa vie. Qu’elle lui donne une raison d’exister. Les mots sont simples, évidents, mais il est incapable de les prononcer. Même dans ses pensées, ces phrases lui semblent pathétiques. La honte presse à nouveau son cœur.
— Je… J’ai besoin de connaître mon avenir. Savoir s’il me reste encore un peu… Des choses à vivre.
Le sourire de la femme s’éternise sur ses lèvres, mais ses yeux parcourent le visage de l’homme.
Ce regard, ce regard… Il le sent pénétrer sa peau froissée ; il pèse sur son crâne ; il juge ses cheveux blancs. Les yeux observent sa bouche, réduite à un trait unique, avant de s’arrêter sur les rides de son cou. Ils descendent jusqu’à ses mains flétries, dont les veines saillantes, d’un bleu profond, ressemblent à des rivières.
Avec douceur, la femme retourne la main gauche de l’homme et fait glisser son index sur la paume. Un frisson parcourt le dos de l’homme, réveillant les fins cheveux sur sa nuque. Il ne bouge pas. Il attend. Le doigt valse dans sa main, court dans toutes les directions. Des picotements apparaissent sous le tracé de l’index et remontent dans son poignet, son bras, son épaule, jusqu’à atteindre son cœur qui cogne fort, douloureusement, contre sa poitrine. À travers la fenêtre du bureau, des nuages gris s’entremêlent et se gonflent, prêts à éclater dans un orage. Les bourrasques enveloppent les troncs des arbres et s’élèvent le long de leurs branches. Des feuilles se détachent et l’une d’elles vient s’écraser contre la vitre du cabinet. Elle glisse un instant avant de s’envoler de nouveau vers un groupe de joueurs de pétanque, un peu plus loin, que rien ne semble pouvoir distraire. L’homme n’a rien vu, rien entendu. Il ne bouge pas. Il attend. L’index court toujours dans sa paume ; il s’éloigne, revient, repart, comme les vagues de l’océan. La jeune femme reste concentrée, impassible. Dehors, un coup de tonnerre, distant encore, se mélange aux cris joyeux des pétanquistes. L’homme ne bouge pas. Il attend.
— Je suis désolée…
La femme, la voix aussi basse qu’un murmure, lâche sa main.
— Je ne vois rien… Il n’y a rien.
Un instant, l’homme pense avoir mal compris. Dans sa paume, les picotements continuent de vivre quelques secondes, puis s’éteignent. Le visage embarrassé de la jeune femme lui fait face et il prend la mesure de ses mots.
Le vide. La mort. L’inexistence. Voilà ce que ses mains racontent.
Un chagrin immense, dévastateur, le submerge tout à coup, enserrant son cœur, nouant ses entrailles. Il n’aurait jamais dû venir, il doit partir, sortir d’ici, fuir cette tension, ce froid, cette sentence, échapper à ce regard, ce regard ! Mélange de gêne et de pitié !
L’homme se lève et titube un instant, surpris par le poids de son propre corps. Il glisse quelques billets sur la table et s’apprête à quitter la pièce, lorsque la jeune femme l’interpelle. Il se retourne. Elle s’excuse à nouveau, les yeux plongés dans les siens, un sourire triste coincé entre ses joues. Un élan de tendresse pour cette inconnue le saisit ; la fossette sur sa pommette illumine tout son visage.
Il rejoint la rue alors que les éclairs commencent à ébranler le ciel. Ils tonnent, explosent au milieu des nuages, mais l’homme n’entend toujours pas. Seul le martèlement de son cœur résonne dans ses oreilles.
Son corps pèse trop lourd, il doit le poser quelques minutes. Sous un chêne épais, juste à côté du terrain de sport, un banc offre son soutien. L’homme s’assoit et ferme les yeux, la bouche asséchée, le souffle court. Le vent orageux se plaque sur son visage, refroidissant sa peau fatiguée.
Près de lui, les joueurs de pétanque se chamaillent avec joie, alors que les premières gouttes de pluie s’abattent sur le gravier.
Son cœur se calme peu à peu. Les bourrasques réveillent ses cheveux. Ils s’élèvent vers le ciel, mais l’homme n’essaie plus de les ordonner. Il ouvre les yeux et observe ses mains, étendues là, sur ses genoux. Elles lui semblent si grandes. Du regard il suit les chemins veineux, ponctués de tâches, qui remontent jusqu’à ses doigts.
La marque de la bague à son annulaire gauche est toujours visible. D’un geste, il caresse la trace discrète, pâle, infinie, qui étreint son doigt. Il retourne ses mains. Ses paumes ont l’air si larges. Elles sont recouvertes de lignes, partout, dans tous les sens, comme un gribouillage d’enfant. Elles se superposent les unes aux autres, certaines épaisses, d’autres fines, à peine perceptibles. Jamais il n’avait remarqué que ses mains renfermaient tant de dessins.
Étrange, pense-t-il, que la jeune femme n’y ait vu que du vide.
Une goutte de pluie vient s’écraser dans sa paume. Elle s’écoule le long de sa ligne de chance et roule vers son avant-bras. Une autre atterrit à son tour, au centre de la main. Puis deux, puis trois. Rapidement, l’eau envahit les rides. Elle inonde les dizaines de lignes ; celle de la tête et celle du cœur ; celle de la santé et celle de la vie. La pluie s’abat tout autour de lui dans une mélodie bruyante qui l’étourdit un instant. Les cheveux collés au crâne, les joues rougies par le vent, il reste le regard fixé sur ses paumes submergées.
Et brutalement, le souvenir de l’étreinte resurgit. Ses mains ont enlacé des doigts. Elles ont caressé des visages, elles ont essuyé des larmes. Elles ont construit des châteaux de cartes et réparé des jouets. Elles ont porté des enfants endormis et serré des amis. Elles ont fait l’amour. Les cicatrices et les brûlures, ce sont les heures de cuisine. La corne dure, sèche, sous la base des doigts, c’est le travail du bois. Les ongles rongés, c’est la mauvaise habitude d’un père angoissé. Toute une vie existe dans ses deux mains trempées, entre les rides et les entailles. Lui seul peut la voir, lui seul peut lire entre ses lignes.
Le froid commence à engourdir son nez, ses oreilles, le bout de ses doigts, mais l’homme reste assis sur son banc, près du chêne. Il ne veut pas rentrer tout de suite. Il ferme à nouveau les paupières et laisse l’orage balayer l’air autour de lui. L’odeur de la terre mouillée emplit ses narines et le rythme de son cœur s’accorde au chant de la pluie. Les visages de ceux qui l’ont aimé tournent dans son esprit et l’accompagnent. Il peut presque sentir les doigts de son épouse entrelacer les siens.
Soudain, un poids alourdit ses mains, toujours étendues sur ses genoux. Il ouvre les yeux et découvre une boule de pétanque. Devant lui se tient l’un des joueurs, le visage ruisselant, mais ravi.
— Vous vous joignez à nous ? demande-t-il en essuyant son front trempé.
L’homme le regarde. Au-dessus de sa tête, le vent balaye les feuilles du chêne. Plusieurs d’entre elles s’envolent vers une destination inconnue.
Un sourire commence à naître sur son visage parcheminé, traçant de nouvelles rides comme des mots dans une histoire. Le vieil homme acquiesce et se lève. Dans sa main, il sent son pouls battre au milieu des lignes.
C'est une très belle nouvelle, sensible et juste!!