« Voilà, c’est fait. Vous commencerez lundi prochain… » lui dit le directeur. « Merci. » répondit Sissi. Elle avait fait son dernier stage huit mois auparavant dans cet EHPAD. Cela lui avait plu. Bien sûr, le poste était vacant et elle avait dû tout découvrir elle-même.
« D’abord écouter leur désarroi lorsqu’ils s’installent dans l’EHPAD, puis les aider à s’intégrer» Ah, bon, très bien pensa Sissi…Mais comment ? Mystère et boule de gomme…
« Puis veiller à ce que les familles n’interfèrent pas négativement, vous savez, le contre-transfert… » avait dit le directeur en prenant une expression entendue.
Sissi était estomaquée.
« What else ? » pensa-t-elle tout d’un coup.
« Bien sûr, soutenir le moral des troupes… Elles en ont pris un coup ces derniers temps avec les changements d’organisation et le nouveau logiciel… »
Oups pensa Sissi, elle avait l’impression d’être sur un ring et que les coups lui pleuvaient au visage. « Vous vous doutez bien que la prévention des RPS vous incombe un peu aussi, non ? » « Euh, oui... » s’était-t-elle entendue répondre. « Et puis il vous faudra clarifier votre rôle vis-à-vis de l’extérieur… Vous n’ignorez pas à quel point c’est important. Vous avez toute votre place à jouer dans cet établissement… » « Hum, oui » dit-elle. « Évidemment, vous participerez aux réunions avec la coordination gérontologique et au CVS… Il est hors de question que vous soyez isolée, n’est-ce pas ?… » « … » « Et bien sûr, passez un peu de temps avec l’animatrice. Elle débute elle aussi. Vous devriez bien vous entendre…Pour les PVI, vous verrez avec l’IDEC… » Alain, son copain, éclata de rire… Ils étaient ensemble depuis 8 mois. Lui venait de terminer ses études en École de commerce et avait trouvé un job d’assistant marketing dans une grosse boîte. Ils avaient tous les deux un master 2, mais lui gagnait déjà deux fois plus qu’elle. Et ce n’était que le début…
Il termina son bout de pizza et s’essuya soigneusement les mains.
« Ouais, » dit-il « il faut que tu bosses ton personal branding… » « Mon quoi ? » « Ouais, quoi, ton marketing perso. Tu vois bien que tu es censée tout faire et avec un mi-temps. C’est comme dans ma boîte : on te refile tous les projets dont personne ne veut, sans priorités ni ordre d’importance… Donc tu fais quoi : tu bosses ton image, tu assieds ton charisme et après tu choisis tes priorités… Tu es nouvelle, tu dois d’abord les rassurer…» Ah oui, bonne idée, pensa-t-elle.
Elle n’aurait jamais cru qu’entre le job d’Alain et le sien il puisse y avoir des points communs.
« Eh oui », rajouta-t-il, « dans ta boîte il y a des communautés, par exemple la communauté des soignants. Tu vois, ils ont tous le même job et se reconnaissent les uns les autres. Toi, tu es une menace potentielle. Donc ton premier job c’est de te faire aimer… »
« Me faire accepter, » tu veux dire.
« Non, Sissi, te faire aimer. Point barre. Tout le monde doit sentir qu’il peut avoir confiance en toi et que tu l’aideras… c’est ça ton premier business… »
« Mais comment je fais ? » « Tu te balades, tu écoutes, tu fais des hum genre - ah oui, trop cool – mais légers hein, pas genre trop super cool de bosser avec vous – non, tu gardes tes distances en étant sympa… Tu te la joues pas, quoi… » « Oui, OK, mais pourquoi ? » « Parce que les gens pensent que tu vois leurs pensées, tu es psy… Cela les effraie… Chez nous tu es un peu comme un auditeur, ou un coach, … On se méfie…» rétorqua Alain.
« OK » dit Sissi, « j’ai compris. Je regarde, j’écoute, je démontre mon intérêt mezzo voce et ensuite je déduis ce qui est important… C’est cela ? » « Exact. Tu veux encore un peu de pizza ?
« Non ça ira, merci… » « N’oublie jamais, tu as toujours quelque chose à leur vendre : à ton directeur, le fait qu’il ne s’est pas trompé, aux équipes, le fait que tu vas les aider à mieux comprendre et aux autres que tu tiens le job… »
Première et dernière leçon, pensa Sissi.
Ça y est, elle avait saisi son job : eh oui, devenir une « bonne fée » n’est pas permis à tout le monde. Elle était contente. Ses idées étaient claires. Elle savait désormais…
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Tout le monde aura saisi que certains jobs en EHPAD se confondent peu ou prou avec la personne qui les fait vivre. Hautaine, on la rabaissera. Timide, on la dénigrera Mystérieuse, on la haïra Intello, on s’éloignera… Et ainsi de suite. C’est en réalité vrai pour tous les acteurs. La réalité du « personal branding » va bien au-delà des « grosses boîtes privées ». Elle est un marqueur de l’identité professionnelle. Il va bien falloir se pencher un peu plus sur ces aspects du « moi agissant »… Qu’il ne nous échappe pas…Que nous n’en soyons pas victimes, tel est l’adage. Dans quel but, avec quels objectifs ? Cela saute désormais aux yeux : la fonction s’incarne toujours dans celui ou celle qui la représente. Se cacher derrière elle serait causer sa propre perte... A chacun de « saisir sa vérité », celle qu’il ou elle présente et non pas l’idéal qu’il ou elle « voudrait offrir au monde… »
Bien sûr, c’est aussi notre job, à nous les OF pour chacun de vous. Mais vous le saviez déjà, non ?
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