« Madame se meurt » : c’est ainsi que s’autoproclamait, dans le plus grand secret avec elle-même, Elise.
Le temps avait fui, irréparable.
Elle était au seuil. Elle allait franchir le passage.
Son corps l’avait abandonné avec élégance, langueur, quasiment sans douleur.
Quel bonheur.
Pour l’instant, l’esprit fonctionnait bien, en autopropulsion. Un peu de sang et d’oxygène suffisaient.
Elle le sentait, c’était transitoire.
Comment cela se produirait-il ?
Y aurait-il une dernière pensée, qui s’afficherait comme éternelle ?
Ou plutôt une rupture dans cet enchaînement logique ?
Ce serait soudainement une tombée dans le noir…
Un linceul plat et sombre se déposerait, fugace et éternel…
« Fugace et éternel » Quel oxymore… pensa-t-elle…
Le mourant (néologisme : verbe d’action puisque rien n’est terminé) ne connaît pas les théories : choc, incrédulité et autres petits marchandages…
Si « saisir » n’est pas toujours « comprendre », comprendre n’est pas toujours accepter. Cela, Élise en était convaincue.
Ces théories, pensait-elle, c’est pour les autres, ces vivants qui « prennent soin de toi », qui « t’accompagnent »…comme si ils avaient la mission de te déposer quelque part…
Ils ont besoin de croire, de se rattacher.
Ils ont besoin d’essentiel…
C’est si dur pour eux, pensait Elise. Pauvre petite personne en blanc, tristement enjouée…
Elle ne peut faire grand-chose de sa tendresse et de son affection (ce n’est pas professionnel).
Grand Dieu, comment en était-on arrivé là ?
Quelle pression avait-on mis sur les épaules de ces jeunes, quel effroi leur avait-on transmis ? Dans quel but ?
Mieux servir les mourants ?...
Décidément, Elise ne croyait plus en rien.
Et, c’était bien, vous ne pouvez pas savoir à quel point sourit-elle intérieurement…de ne plus croire en rien quand le temps est venu…
Nous les mourants, ce n’était pas notre vœu : la compassion n’honore que ceux qui la portent.
Elle ne nous sert point, nous, les mourants ou plutôt elle ne m’aide pas, moi, pensait Elise. Les hommes en blanc l’ignorent, mais pour certains d’entre nous, elle nous fait même injure…
Non, elle le voyait bien, stages après stages, réunions après réunions, soutiens psychologiques après soutiens psychologiques, rien ne marchait vraiment pour tous ces aidants, professionnels ou non.
Cela n’était pas rien : ils en portaient les stigmates et de temps à autres la croix…
Dans quel purgatoire allaient-ils finir si on ne leur disait rien ?
Comment cela se terminera-t-il si ce qu’ils croient, ce qu’ils ont appris les « empêchent à eux-mêmes » pensait Elise…
Le mourant assumera donc la détresse de son aidant. C’était écrit. C’était la loi des hommes, leur manière d’honorer leurs ascendants.
A quel prix ? pensa Elise. C’est du cash, jour après jour.
Ils ne tiendront guère, c’est intenable…
Ils vont se consumer de l’intérieur…
Elise a une chance inouïe : rien ne transparaît. C’est comme un coma. Tes yeux sont fixes, l’oxygénothérapie te dope,…
La fin de la nutrition entérale, ça c’est une bonne chose. Ton corps résistait trop. Cela te faisait mal à l’encéphale…
Ils ne peuvent te saisir. Toi tu les vois, comme sur un grand écran.
Certes, il y a un léger halo quand tu les aperçois, un léger écho quand ils parlent.
« S’empêcher à soi-même »…C’était la bonne formule.
Ils s’empêchaient à eux-mêmes de te sentir mourir. Et le pire, c’est qu’ils savaient qu’ils n’y pouvaient rien et qu’en outre cela les affectait au plus haut point.
« S’empêcher à soi-même », s’empêtrer dans des contradictions, fermer les yeux quand il faudrait les ouvrir, se punir de la mort d’autrui, et bien d’autres choses…Tel était donc le dessein conçu pour les aidants ?
Elise avait été abandonnée au début du XXe siècle. Elle avait eu la chance d’être recueillie par un couple d’instituteurs.
Lui, le Maître, lui avait offert la musique et la peinture, et elle, la Maîtresse, les lettres et la logique.
Elle leur avait laissé névroses et autoritarisme, illusions et tourments…
« A 7 ans, on peut faire des choix. » Elle ne l’ignorait pas.
Quelle bénédiction que d’avoir été abandonnée…
Et pourtant, tous les anciens de l’orphelinat « s’empêchaient à eux-mêmes » de vivre.
Quant aux légitimes (celles et ceux avec de vrais parents), à l’âge adulte ils faisaient de même, toujours obsédés à l’idée qu’un parent ait pu causer avec déterminisme leur effroi, leur impuissance face au monde.
Faire son malheur soi-même est une chose, pensait Elise, l’attribuer à ses géniteurs en est une autre.
Nous n’avons pas de compte à régler. Il n’y en a jamais eu.
Telle devrait être la première loi de l’âge adulte. Et personne ne pourrait y échapper.
Si les religions devaient établir un péché fatal, ce serait l’attribution.
Un cri étouffé : mon dieu, elle a cessé de respirer…
« Madame se mourait, Madame est morte » telle fut l’épitaphe que se décerna, elle-même, Elise.
COMMENTAIRES :
Une histoire est une histoire.
Celle-ci met en exergue la souffrance des aidants (nous nous cantonnerons au secteur gérontologique – une vie bien remplie est difficile à quitter mais nous ne saurions parler de celles qui s’interrompent brutalement, avant que l’heure ne vienne.).
Cette souffrance est réelle, authentique.
Mais se fonde-t-elle vraiment sur des postulats professionnels ? Et si oui, lesquels ?
Ne pas souffrir en accompagnant serait-ce (secrètement) faire injure aux morts ?
Qu’est-ce donc qu’accompagner un mourant ? Quelle est la posture la plus digne, la plus professionnelle ?
Celle qu’on croit ? Et si elle fait mal, en serait-elle plus digne ?
Toutes ces questions-là sont intimes, secrètes. Nous avons, nous, la chance d’avoir du temps.
Du temps pour saisir, un cœur pour comprendre.
Nous n’avons pas de leçons à donner.
Nous n’avons que des questions pour que celles et ceux qui, affectés par un légitime désarroi, trouvent la force de se répondre plutôt que de se répandre.
Oui, soigner et accompagner le grand âge est une mission dont l’on peut être fier. Ne prenons pour argent comptant que ce qui nous apparaît trouver un écho essentiel en nous.
Comentários