L’année 1984 se termine, nous sommes en novembre. La maison de retraite est calme.
L’horloge sonne : les 6 coups sourds et leur vibrato indiquent 6H00 du soir (18H00).
Une agitation brusque envahit les lieux.
Le murmure annonciateur d’une brusque imminence s’empare de tous.
Les pensionnaires se précipitent devant l’entrée du réfectoire.
L’on se double, se bouscule sans ménagements. Premier arrivé, premier servi.
Suzie ne comprend pas pourquoi tant de hâte. Elle a 28 ans. Cette course contre la montre, elle l’a vécue à l’école, quand la sonnerie de 4 heures et demi (16H30) retentissait.
Tous les enfants rangent leur table illico et se mettent en rang.
Suzie fait un peu tout dans cette maison, les sols, les lits, elle aide les vieux à s’habiller ou se déshabiller. Elle fait la peluche, pour les légumes et plein de dames l’aident. C’est marrant. Super ambiance. On rigole, elles parlent de leurs souvenirs. Même d’avant la guerre, comme mémé.
Elle les sert également à table.
Ils sont pires que les gosses. Elle n’aurait jamais pensé cela.
Les noms d’oiseaux fusent, chacun voit en l’autre un ennemi, un profiteur opportuniste.
Parfois, ils crient sans que l’on sache pourquoi.
C’est pénible, cela déchire les oreilles et exaspère les autres pensionnaires.
Alors, on les attache et une infirmière de l’extérieur vient faire une piqûre.
De l’haldol. Comme dans la série « Urgences » un peu plus tard. Ce médicament est vraiment super. Ils tombent comme des mouches.
Les autres vieux le savent : s’ils se conduisent mal, Madame la Directrice appellera l’Infirmière. Ils baissent les yeux. Comme des gamins.
Certains sont là depuis dix ans. On a même fêté des 80 ans de Monsieur Turpin. Ah ils tiennent…dit Lucie, sa chef. Ils s’accrochent.
« Des vrais minots… » Elles rigolent de bon cœur.
Au fond, elles les aiment bien, à part 3 ou 4…
« On n’a jamais fait de marché noir pendant la guerre » dit Madame Truc. Tous les jours. Elle le lui répète.
Sinon, elle aurait pu faire des études. Mais il fallait donner de la nourriture aux professeurs et sa maman était trop pauvre.
Peuchère, la pauvre, pense Suzie…
« Moi, j’ai toujours aimé mes enfants pareil » dit aussi Madame Truc.
Elle a 2 enfants : une fille, méchante comme un pou. Le fils, on ne le verra jamais.
Elle discute souvent avec Madame Truc. Il n’y a pas grand-chose à faire dans la maison de retraite l’après-midi et puis Madame la Directrice est rarement là à ces moments-là…
Les visites sont autorisées entre 4 et 5 H et demi du soir les jeudis et samedis. Le dimanche, ils peuvent même prendre leurs parents pour aller au restaurant s’ils préviennent la directrice une semaine avant.
C’est rare. C’est très rare.
Ils n’ont jamais de visite.
« C’est triste » pense Suzie.
« Tu sais, ils n’ont pas dû être des parents rigolos non plus » sussure sa chef.
Tiens, Suzie n’avait pas vu les choses comme cela. C’est vrai qu’en y réfléchissant…
Mademoiselle Truc, s’énerve dès que Madame Truc demande des nouvelles du garçon.
« Tu sais bien qu’il ne viendra jamais, il s’en fout… » vocifère Mademoiselle Truc.
Suzie est optimiste. Rien ne l’attriste ou pas longtemps.
On dit d’elle qu’elle est simplette. C’est gentil.
Une psychologue est venue et a expliqué aux filles pendant 2H00 qu’il fallait se protéger et qu’il ne fallait pas être trop triste quand ils meurent.
« Mais c’est normal qu’ils meurent, ils sont vieux…On a parfois un peu de peine, on pleure, mais bon, avec la liste d’attente, ils sont tout de suite remplacés…Des fois, les lits sont encore tout chauds…Alors, on n’y pense plus… »
La psychologue la regarde sévèrement.
« Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? » pense Suzie.
La psychologue lui explique la théorie de l’attachement.
Elle n’y comprend rien mais prend l’air intéressée, murmure des « oui, Madame », un peu comme à l’école.
Elle n’aurait jamais dû la ramener. Désormais, elle fera un nœud dans sa bouche. Sa grand-mère le lui avait fréquemment dit quand elle était petite. « Suzie, tourne sept fois ta langue dans ta bouche » ou « Suzie, ne parle pas à tort et à travers »…Elle avait raison, mémé, elle avait raison.
Pauvre Madame Truc, sa fille vient tout le temps : 2 fois par semaine.
C’est vrai qu’elle est veuve et habite à côté.
Elle a essayé de se mêler de tout mais depuis qu’elle s’est fait attraper par Madame la Directrice, elle ne la ramène plus.
« Si cela ne vous convient pas, reprenez là. »
Ah, avec Madame la Directrice, tu comprends tout de suite. Même Monsieur le Maire lui parle avec circonspection.
Suzie la craint. Ouf, elle ne s’est jamais fait attraper. Elle en serait morte.
A chaque visite, Mademoiselle Truc gronde sa mère pour un oui, pour un non. Mais surtout si Madame Truc demande, de sa petite voix timide, si le garçon a écrit. Alfred il s’appelle…
Chaque fois elle la dispute et Madame Truc se met à pleurer.
Sa fille n’est vraiment pas gentille. Qu’est-ce que ça peut faire que le garçon n’écrive pas ou ne vienne pas…Les garçons, ce n’est pas comme les filles…
Après, Suzie la console. « Vous savez, vous êtes ma deuxième mémé, Madame Truc… »
« Oh vous êtes gentille, vous, ma petite… »
Et son sourire revient.
Elle lui parle en secret d’Alfred. Il ne faut pas le répéter à sa fille. Mais Suzie n’est pas rapporteuse.
Elle a une photo, cachée, en noir et blanc, d’Alfred au service militaire.
« C’est vrai qu’il est drôlement beau, votre fils » dit Suzie.
« Oh oui, ma petite, il est beau, encore plus beau que mon feu mari… »
Elle continuerait des heures. Ses yeux s’éclairent. L’amour maternel, inconditionnel jaillit de tous ses yeux, de tous ses pores.
« Il faut que je retourne au boulot, Madame Truc, sinon, Madame la Directrice… »
Madame Truc le sait. C’est un si bon moment de parler avec cette petite. Elle est gentille, serviable, toujours de bonne humeur.
Suzie aime bien ce métier. Elle préfère les câliner, ces vieilles dames, même si elles piquent un peu… Pour les gronder, ouf, c’est sa chef qui s’en charge. Elle aurait peur de leur manquer de respect…
« Vous savez ma petite, bien sûr, on était plus indulgentes avec les garçons. Il y avait toujours des guerres et nous les gens simples on savait qu’ils allaient mourir jeunes. Les filles, elles, seraient épargnées.
Et puis elles sont faciles. Elles obéissent alors que les garçons…
Mais j’ai toujours aimé mes enfants pareils. Ce n’est pas ma faute si ma fille a mauvais caractère. Cela a commencé dès la naissance du garçon. Cela doit venir de ma grand-mère…ou parce qu’elle était l’aînée…»
Suzie est triste pour elle. Elle le sait bien. A chaque mort, c’est la même chose. Les filles veulent d’avantage d’héritage.
Tout leur est dû. Elles, elles étaient là…
« Je sais bien, Mme Truc » murmure Suzie « dans ma famille c’est pareil… »
Sombre époque, on infantilise les « personnes âgées », on les oblige à se lever, à se faire belles pour aller manger, à jouer aux dominos et la sieste ne doit pas durer plus de 2H00. On les gronde si elles ne se tiennent pas bien ou disent des gros mots.
Pauvre Suzie : 15 ans plus tard, il y a bien longtemps que son esprit se sera envolé.
Son optimisme et son bon sens l’auront abandonné pour toujours.
Des séjours en hôpital psychiatrique (tiens l’haldol ce n’est pas aussi bien que je croyais) d’interminables journées devant la télé en mangeant des pizzas, des nuits froides, sans sommeil, une fatigue interminable…
«Psychose chronique » dit-on. Eh oui, la simplette a cédé la place à un monstre. Et ça fait mal à la tête. Terriblement mal.
Toutes ces voix, des gentilles mais aussi des méchantes, comme Mademoiselle Truc. Et le fils, Monsieur Alfred, qui veut lui faire faire des choses… Et mémé, Et les sœurs de l’école…
Ils sont tous là, jacassent à n’en plus finir. Ils la fatiguent…
Mémé lui avait dit « Oh, tu as le diable dans le ventre… ».
« C’est pire, Mémé, maintenant il est remonté dans ma tête… »
C’est bien, chaque psychiatre a son opinion. Elle adore le mot diagnostic. C’est classe…
« J’aimerais tant mourir, disparaître, retrouver la paix », se dit-elle.
« J’aimerais que cette machine s’arrête dans ma tête et retrouver Mémé et Madame Truc au ciel. »
« Moi aussi j’ai un dentier comme elles, on m’a arraché toutes les dents, moi aussi je suis déjà vieille à 60 ans, moi aussi je dis que je veux mourir… »
Personne ne m’entendra.
« Tu finis toujours ta vie seule, misérable et tes souffrances ne font jaser que des savants… »
Je le savais : mémé me l’avait dit.
« Pourvu que je meure bientôt…pourvu que je meure…mais ils me laisseront pas. Cela les arrange trop d’être là…»
COMMENTAIRE :
Nous mesurons l’étendue de nos progrès ces vingt dernières années souvent pour le meilleur, mais bien sûr pas toujours.
Les 2 décennies précédentes (60/80), nous avions mesuré également les avancées de la loi d’humanisation des hospices.
Partageons ces perspectives avec nos équipes (l’autoflagellation a ses vertus mais son unicité la dévoie…).
Partageons l’analyse des problèmes, avant tout avec humanité. Nos incertitudes ne nous trahissent pas : elles pourraient même nous transcender…
Et puis, la connaissance « de la personne âgée » c’est aussi cela : des aphorismes qui coulent comme autant de refrains de cette chanson nostalgique qu’est la vieillesse.
Ce sont beaucoup d’incertitudes et de peurs que l’on devine sans jamais pouvoir les nommer…qui vous traversent, vous mettent à mal, vous bouleversent, vous forcent à vous armer, à vous défendre, à contre-attaquer, sous peine de tout laisser, comme Suzie…
Oui eux aussi sont traversés, pénétrés, envahis par des personnages et le sortilège perdure depuis des siècles…
Tantôt enfants, tantôt parents, tantôt autres, ils nous aiment, nous conspuent, nous jettent de l’indifférence au visage, ….ils ne nous reconnaissent plus.
Cruel destin que celui d’accompagner nos ascendants ?
On ne peut avoir le meilleur sans le pire. Ne quittons pas la blouse trop vite, quittons plutôt nos certitudes…Il est toujours temps.
Merci de vos lectures et de vos commentaires.
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