(de Sandy HEINRICH, sélection "coups de cœur" du concours de nouvelles pour la fête des grands-mères 2023).
Mathilde regarde par la fenêtre de son salon. Il fait encore sombre. Elle attend que l’eau pour son thé chauffe dans la bouilloire. Tout est blanc dehors. La neige est tombée cette nuit, flocon après flocon, pour déposer sa nappe de nuages. Il est très tôt et personne n’a encore altéré ce doux tapis immaculé. Dans quelques minutes, le chat des voisins va sortir par sa chatière et y laisser de minuscules traces de pas. Ensuite viendront les pneus des voitures, les roues des vélos, les bottes des passants. Et puis, Albert va se lever et dégager la neige devant chez lui, et devant chez elle aussi. Elle sait bien qu’il le fait pour l’aider. Pour ne pas qu’elle glisse et tombe comme l’année dernière. Pourtant, elle aimerait qu’il la laisse comme ça. Parfaite. Pure. Comme un début du monde.
Mathilde frissonne. Elle tourne le dos à la fenêtre pour servir son eau chaude et y plonger son sachet de thé. C’est sa fille qui lui a offert la concoction. Elle a dit : c’est bon pour la circulation maman. Elle attrape ensuite son pilulier dans le placard au-dessus de la plaque de gaz et soupire. Elle sort un à un les comprimés de la journée. Ses bonbons comme elle dit. Il y en a un de plus aujourd’hui parce que c’est dimanche, et que le dimanche, on prend celui pour le cœur aussi. Pour que les rouages ne se coincent pas, dit-elle à son petit-fils quand il lui demande pourquoi elle les prend.
Son téléphone portable émet une sonnerie familière. Elle attrape sa paire de lunettes (l’une de ses nombreuses paires qui ponctuent toute la maison) et y jette un œil.
L’écran dit : joyeux anniversaire maman pour tes 74 ans. Il dit : tu es belle comme au premier jour. Il dit encore : je t’appelle un peu plus tard. Le tout accompagné d’une image de cœur. Elle sourit. A cette heure-ci, son fils doit être debout parce que le petit ne doit pas dormir.
Mathilde laisse son thé refroidir un peu. Elle se rend dans sa chambre pour s’habiller. Elle va probablement avoir de la visite aujourd’hui. Elle ouvre son armoire et sort quelques tenues possibles. Puis, lentement, elle se déshabille afin d’enfiler la robe choisie. Avant de la passer par-dessus sa tête, elle croise son reflet dans le miroir et suspend son mouvement.
Elle redescend ses bras et repose la robe sur la couette. Elle s’avance en sous-vêtement vers le miroir. Elle regarde l’image qui lui est renvoyée à la lumière de l’unique ampoule de la chambre. Elle tourne sur elle-même en souriant. 74 ans.
Voilà longtemps que tu ne t’es plus regardée, lui dit son miroir. Bien trop longtemps.
Presque toute sa vie, Mathilde avait été complexée par son corps, par son poids, par son apparence. Elle avait fait des régimes aux noms imprononçables, adhéré à des clubs de sports où elle n’avait jamais mis les pieds. Et puis, sans vraiment qu’elle sache quand ou pourquoi, quelque chose s’était installé. Quelque chose comme la sagesse des années. Un recul sur la vie. Plus les années avaient passé, moins elle avait été dure avec elle-même. Plus elle avait vu combien elle était belle.
Mathilde regarde ses yeux, ses yeux bleus clairs comme ceux de sa mère. Et là, soudainement, face à son propre reflet, elle se souvient de sa mère jeune et de sa mère vieille, elle se souvient avoir pris sa main ridée dans la sienne encore lisse comme un bébé, elle voit ces yeux bleus plongés dans les siens. Le bleu de l’héritage maternel. Le bleu qui parle de ses origines, de l’Italie, du soleil. Il est le lien ténu avec sa mère et sa grand-mère, et peut-être même encore plus loin que cela. Il est la couleur des gènes qui se transmettent de femme en femme.
Et puis, elle se souvient d’André. André qui lui disait : « tu as les yeux bleus comme l’océan Pacifique. »
Elle rougissait jusqu’aux oreilles. Mathilde n’a jamais vu le Pacifique. Mathilde n’est jamais partie très loin de chez elle. André non plus d’ailleurs. Mais lorsque les gars parlaient de destinations lointaines au bar après le travail à l’usine, lorsqu’ils s’imaginaient paraissant au soleil sur un bateau de croisière, André s’écriait : « Comment ça, aller en vacances ? Alors qu’il me suffit de regarder ma Mathilde pour voir au fond de ses yeux, tout au fond, des îles paradisiaques, des plages de sable fin, un soleil radieux, des palmiers et un océan, un océan infini. » Et les gars hochaient de la tête.
Mathilde s’approche encore du miroir et fixe son visage. Elle suit le cours de ses rides avec son pouce. Ses rides sont belles.
Ses rides disent : voilà l’histoire de ta vie.
Il y a celles aux commissures des lèvres, qui parlent des sourires et des fous rires qu’elle a eu souvent ; il y a celles au front, qui racontent les soucis et les moments difficiles qu’elle a affronté parfois. Il y a aussi celles au coin des yeux, creusées par les larmes. Le sel de la joie et de la tristesse qui a fini par creuser le même sillon. Elle aime ses rides parce qu’elles parlent d’elle, elles sont uniques et définissent son visage. Un visage qu’elle a vu se transformer, jour après jour, jusqu’à 74 ans.
Mathilde regarde ses mains. Elle ne les regarde pas directement, mais dans son reflet. Elle les bouge doucement, ouvre et ferme son poignet, déplie ses doigts. Elle grimace car il y a de petites douleurs aux articulations. Ses mains sont fripées comme lorsqu’elle passait des heures à la rivière avec son frère, à construire un radeau ou sauter depuis les lianes dans l’eau. Les deux enfants revenaient à la maison complètement frigorifiés, le corps froissé comme du papier mâché mais un grand sourire sur les lèvres. Sa mère criait de filer près du radiateur se réchauffer et leur enfilait pull sur pull. Elle se souvient de ses mains d’enfant, vite creusées par le travail dans le jardin, puis à l’usine. Les mêmes gestes, tout le temps, tous les jours. Elle se rappelle ses mains de femme et les corps des hommes qu’elles ont caressés. Elle se souvient des peaux découvertes, effleurées, cajolées. Elle se souvient de celle d’Andrée, dont ses mains connaissaient chaque courbe, chaque muscle, chaque cicatrice.
Mathilde touche doucement son ventre son ventre dit : voici les traces des vies que tu as porté.
Ce ventre refuge qui a dû faire de la place pour son fils, puis sa fille. Elle pense à cette peau qui s’est tendue pour nourrir et protéger. Aux organes qui se sont déplacés pour accueillir la vie, pour que deux êtres puissent y grandir en toute sécurité. Nés de rien, deux existences arpentent aujourd’hui les rues de Paris. Elles courent parce qu’elles sont jeunes, parce que le monde est grand et qu’elles sont impatientes. Les traces sur son ventre sont le souvenir de la genèse, du premier souffle. Son ventre a porté le monde.
Mathilde bouge ses pieds dans ses chaussettes, fait tourner ses chevilles. Elle se tortille sur place et ri.
Elle n’a jamais aimé ses pieds. Ou aucun autre pied par la même occasion.
Mais ce matin, elle leur dit : merci de m’avoir porté.
Elle repense à tous ces kilomètres parcourus. Elle se souvient la première fois qu’elle était montée sur la Tour Eiffel avec André, avec ces marches, ces interminables marches qu’elle montait à toute vitesse pour le semer. Les longues balades dans Paris le dimanche, leur seul jour de congé. Du lever du soleil à Montmartre au coucher du soleil au parc Montsouris. Main dans la main avec les amis, à faire la course le long de la Seine, à flâner sur les Champs-Elysées, à s’assoir au bistrot de Martin pendant des heures. Et puis, à la nuit tombée, les bals sans fin à danser et danser sans jamais s’arrêter, grisés par quelques verres de vin, par l’orchestre qui semblait ne jamais s’arrêter, par les étoiles qui leur souriaient.
Mathilde sent bien que son cœur bat plus difficilement, que ses poumons s’essoufflent plus vite. Ils sont fatigués, comme elle. Ils sont fatigués de toutes les belles aventures qu’ils ont connues, des gens merveilleux qui ont partagé ces dimanches, des rencontres inoubliables qui ponctuent ces années.
Il y a toutes ces choses que son corps ne fait plus, ne peux plus, ne veux plus. Tous ces maux, ces crises, ces oublis. Mais il y a tout ce que son corps raconte. Elle regarde son reflet et voit sa vie, son époque, ses envies et ses peines. Son corps est, là, face au miroir, son propre livre ouvert, chaque chapitre y a laissé sa trace, ses secrets qu’elle seule connait. Il dit les nuits blanches et les fêtes, les coups durs et les bonheurs, il dit les hommes qu’elle a aimé et les enfants qu’elle a chéris. Il dit ses peurs et ses hontes, ses naissances et ses deuils. Il dit les balancements de l’existence au milieu d’une mer arpentée de long en large, il dit l’envie d’abandonner parfois. De se laisser emporter par le courant. Mais il dit aussi qu’il s’est relevé, toujours. Et, se regardant dans ce miroir au milieu de sa chambre, le jour de ses 74 ans, elle a hâte d’inscrire sur sa peau des histoires nouvelles.
Joyeux anniversaire, lui dit son miroir.
Joyeux anniversaire, lui répond-elle à voix haute.
Mathilde enfile sa robe, cherche sa tasse de thé et se remet à la fenêtre. Elle voit les traces de pas du chat du voisin et rit en pensant à la tête qu’il a dû faire en marchant dans la neige. Quelques flocons tombent encore, comme pour parfaire le tableau, y mettre les dernières couches. Elle voit de la lumière dans la maison d’Arthur. Il doit se faire son café et ne va pas tarder à sortir avec sa pelle. Elle serre la tasse contre elle pour sentir la chaleur contre sa peau. C’est une belle journée qui commence. Une journée comme un début de monde.
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