C’était fini. Ce matin, elle n’avait pas pu sortir du lit. Ces dernières semaines, ses réveils étaient devenus extrêmement difficiles. Elle avait eu de plus en plus de mal à trouver le courage de se lever. Désormais, elle était à la croisée des chemins.
Je les hais tous et toutes. J’exècre les vieillards…
Ces pensées automatiques étaient plus fortes qu’elle. La haine balaie tout : elle croît et semble ne jamais pouvoir cesser.
Elle l’avait pourtant appris à la Fac de médecine, la néoténie, cette vulnérabilité du nourrisson, peut le conduire plus tard, bien plus tard, à attribuer à autrui cette peur fondamentale et donc à le haïr.
Avait-elle donc fait semblant ces 20 dernières années ? Avait-elle fait semblant d’être sensible à leurs douleurs ? Avait-elle fait semblant d’éprouver de la compassion ?
Ce n’était donc pas la peur de la vieillesse, des rides, des muscles qui s’affaissent ? Ce n’était donc pas la peur de la mort, qu’ils nous jetteraient peu ou prou au visage ?
Et les autres, dans l’équipe, pensaient-il tous la même chose ? Partageaient-ils cette haine secrète ? Tentaient-ils constamment de la surmonter ?
Ses jambes refusaient de bouger. Elle ne se sentait pas le courage d’appeler l’EHPAD. Elle ne pouvait plus lutter. Il fallait que cela sorte.
« Je les maudis tous » se surprit-elle à dire à haute voix.
Elle réussit à s’asseoir et saisit une gitane. Ses mains tremblaient.
Comment en suis-je arrivée là, se demanda-t-elle. Pourquoi détester autant ceux que j’avais choisi de protéger ?
Elle ferma les yeux et se concentra sur son état. Elle visualisa cette détestation comme une gigantesque planète en feu hantée de vociférations, de cris, de plaintes.... Elle restait là, à l’observer, comme on regarderait un film d’horreur.
Petit à petit, cet univers s’élargit, les rugissements de haine s’affaiblirent et devinrent des cris d’oiseaux. Les croassements cédèrent la place aux piaillements…La planète devint une étincelle…
Il était temps de faire un feedback…
Sa raison lui dit : « Tu as eu quelques échecs ces derniers temps, tu as aussi un peu trop pensé à l’euthanasie, c’est peut-être toi, le gériatre, que tu détestes finalement, non ? » Son psy intérieur lui dit alors : « Néoténie, et puis quoi encore, pourquoi pas vengeance divine ou malédiction ? Tu sais bien que la connaissance de soi est le meilleur rempart et tu n’es pas si malhabile dans ce domaine, non ? »
Elle se dit alors que cette animosité envers ses patients n’était qu’une mauvaise interprétation, qu’une erreur de jugement, qu’un habillage hâtif de ses déceptions antérieures… Elle se dit que pour contrer son impuissance parfois à ce qu’ils aillent mieux, son esprit l’avait automatiquement dirigé vers cette rancœur…
Oui, cela me rend triste, cela me met en colère de ne pouvoir faire plus ni mieux…Je dois prendre garde aux conséquences : elles sont tragiques, j’ai failli m’y perdre… Oui je dois pouvoir gérer beaucoup mieux ma frustration : ne pas mettre la barre trop haut, ne pas imaginer pour eux ce qui n’est pas réaliste… Mon humeur dépend de moi, de ma capacité à rester ou redevenir réaliste dans mon métier. Ce job, je le fais bien. Tout le monde le sait…
Tout d’un coup, elle eût faim. Deux bonnes tartines et un café terrasseraient ces trois dernières semaines pendant lesquelles elle avait laissé s’installer l’amertume.
Elle pensa que, finalement, pour être self-bientraitant, il était nécessaire de savoir apaiser le trouble et de chercher les bonnes raisons, les bonnes intentions, celles que l’on partage dans ces métiers.
Et elle les avait retrouvées…Jamais de sa vie elle n’avait mangé d’aussi bonnes tartines.
COMMENTAIRES ANFG Oui, la relation d’aide peut parfois produire des pensées déraisonnables, de celles que l’on ne peut, ne veut ou ne doit partager. Oui, nous avons besoin de self-bientraitance, d’observer ce que nous ressentons et de revenir à nos fondamentaux : nous n’avons pas choisi ces métiers pour leur facilité ou pour l’indifférence. Nous n’ignorons pas que nous sommes exposés à la culpabilité parce que nous voulons toujours proposer le meilleur à autrui. Nous n’ignorons pas la tentation parfois forte de désigner des coupables. Cela ne nous sert pas. Oui, il ne faut avoir de cesse de chercher comment apaiser les tourments que fabriquent nos expositions à la faiblesse d’autrui… « Bienveillance bien ordonnée commence par soi-même » tel pourrait être le premier adage.
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