"Lorsque vous lirez cette lettre, ce sera très exactement 12 mois après mon décès. Né en 1921, je n’aurai jamais cru être encore en vie en 2016. Vous l’ignorez car je n’ai jamais parlé mais je suis né en Pologne. Je me suis enfui du Ghetto en 41 abandonnant père et mère, frères et sœurs à leur destin. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’ils étaient prêts à aller à l’abattoir, comme des moutons.
J’ai vécu longtemps seul dans ces forêts glaciales du nord, à la frontière de l’Ukraine. Seul mais résolu, seul mais déterminé, seul mais capable de me fondre dans un bosquet. Les oiseaux et les autres animaux de la forêt ne sont pas antisémites comme toute cette Europe moisie par le ressentiment. Deux longues années d’errances qui m’ont fait traverser des montagnes gelées, des plaines arides.
Je fus réveillé un matin par les coups de langue d’une brebis. J’ai ouvert les yeux et sursauté. Un vieil homme à barbe blanche me tendit un morceau de pain. J’ai repris espoir, l’humanité ne s’était pas totalement dissoute dans la haine… Nous avons eu du mal à nous comprendre. Je sus que j’étais en Italie, en Lombardie plus exactement. L’homme ne savait pas qui étaient les alliés, les allemands ou les américains. La guerre était mondiale mais très loin. Il sentait fort, il était imprégné de l’odeur du bouc.
Il parlait peu et moi moins encore. Je demeurai avec lui plusieurs semaines et y appris le métier de berger. Et puis l’Afrique du nord, et bien des guerres : Indo, Corée, Algérie…Nous revenions discrètement en France, incapables de trouver un emploi, une activité. Incapables de parler, fabriquant mensonges sur mensonges. Nous avons donc continué de servir, mercenaires d’un pouvoir qui nous utilisait comme des voyous froids et prêts à tout. Poches gonflées d’argent liquide, impunité garantie…Tel fut notre lot, notre contrepartie.
Un mariage loupé, des enfants que l’on ne sait faire grandir, qui vous reprochent votre vilain accent, vos fautes d’orthographes et ce ressac de l’antisémistisme qui finit par imprégner, culpabiliser, dramatiser chaque moments. Ces poignées d’amphétamines dont nous fûmes gavés lors des combats et dont l’on ne peut se passer. De longues nuits avec de brefs moments d’absences, des moments d’hilarité suivis de passages à vide.
On se verra entre nous, vieux combattants, pour boire à l’infini et exhaler notre haine en cognant, vite, fort, quitte à inventer des prétextes. Des rentrées à l’aube chemise déchirée, ensanglantée et la roulette russe qui ne marche jamais…
Jamais je n’ai aimé, jamais je n’ai su aimer. Jamais je n’ai trouvé la paix et moins encore la sagesse. Je ne vais pas mourir, je vais crever, seul et tant mieux. La compassion de proches m’injurierait.
Telle fut ma vie de pauvre type aventurier. Aucun des survivants ne pourra s’en remettre. Dieu merci, je sens la froideur de la mort qui arrive, je serai bientôt délivré…"
Bernard, le directeur de l’EHPAD venait de lire cette lettre. Il allait devoir retrouver la famille et la leur transmettre. Cela leur plairait-il ? Ne devrait-il pas plutôt la brûler ? Non, c’était son devoir. On ne vit pas impunément au contact de notre passé sans en être affecté pensait-il. On s’emplit de ces drames, de l’intensité de ces vies, si loin et si proches des nôtres. Il le savait déjà : c’était cela le cœur de son métier : l’héritage, sa part maudite de destins uniques. Jamais, quelles que soient les difficultés, il ne choisirait un autre métier.
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