Le soleil pourpre s’évanouissait lentement derrière la haie de cyprès projetant des rais de lumière semblables à des rayons laser. Le chant des oiseaux se faisait plus ténu.
La température était douce pour la saison. Myriam avait toutefois tenu à mettre un gilet à sa maman, Raymonde.
Déjà 5 ans, se souvint Myriam. Déjà 5 ans que cette « maladie du siècle » s’était abattue sur Raymonde.
Petits oublis, petites confusions, une multitude de petits signes que Myriam avait tout d’abord minimisés.
Elles vivaient ensemble depuis 17 ans. Depuis l’horrible drame.
Depuis que son petit frère, Frédéric avait été fauché par ce véhicule, à 47 ans.
Autrefois, maman disait quotidiennement « J’aime mes 2 enfants de la même façon ».
Myriam n’avait jamais été dupe. Sa mère préférait le garçon, comme toutes les mères de cette époque.
Elle l’avait toujours préféré mais sans jamais l’avouer.
Plus d’hommes à la maison : Marcel lui aussi était parti juste quelques mois avant le décès du fils.
Depuis, elles formaient un couple, un de ces couples amour-haine, un de ces couples dans lesquels le ressentiment, l’amertume, la détestation égrenaient le quotidien.
Alzheimer n’avait pas enjolivé le quotidien : il avait transformé de simples joutes verbales en véritables combats.
Les colères de Raymonde étaient terribles. Son vrai visage apparaissait soudainement, comme si le mur de censure qu’elle s’était imposé toute sa vie s’effritait.
Mais Myriam était forte, très forte. Non, pas à la manière de sa mère : elle était moins cinglante, moins cassante, plus encline à la négociation.
Myriam y avait trouvé une opportunité de prendre soin, d’aimer, elle qui n’avait jamais eu de foyer.
« Elle finira vieille fille » disait la famille. Et c’était vrai. Pas de mari, pas d’enfants, une vie affective vide.
Quelques amants, peu de plaisirs et moins encore de sentiments.
Aucun attachement possible même avec les enfants alors qu’elle avait été institutrice toute sa vie…
« Vieille fille, vieille fille » elle n’avait cessé d’entendre ses voix qu’après la prescription de neuroleptiques.
Elle, si calme face aux colères de maman, s’était emportée hier.
Raymonde ne voulait pas qu’elle touche au porte-monnaie.
Pourquoi Myriam avait-elle été si virulente ?
Pourquoi en était-elle au point de frapper maman, elle pourtant si encline à désamorcer les conflits ?
A l’âge de 7 ans, elle s’en souvenait maintenant, elle avait pris 100 anciens francs dans le porte-monnaie de maman. Ni vu, ni connu. Elle s’était offert des roudoudous. Puis, elle avait vomi…et n’avait jamais plus recommencé.
La maladie de maman faisait remonter comme de la lave incandescente des souvenirs amers, des frustrations auxquelles elle n’avait plus songé depuis si longtemps.
Il y avait aussi de bons moments. Elles prenaient toutes les deux un économe et épluchaient carottes et pommes de terre pour la soupe. Toujours la même toile cirée jaunâtre, toujours le papier journal, toujours les épluchures pour des lapins disparus depuis si longtemps…
Maman souriait. Elle avait inculqué à Myriam la force d’aimer les tâches ingrates. Celles qui n’y arrivaient pas et passaient leur temps à se pomponner, celles-là étaient des moins que rien.
Et Myriam s’était surprise, dès l’âge de 8 ou 9 ans, à ne plus considérer cela comme une corvée, à l’accomplir avec calme et même un certain plaisir.
Encore aujourd’hui, ces 30 minutes côte à côte, à œuvrer en silence, demeuraient un plaisir.
Est-ce que la perte de mémoire de maman ravive mes souvenirs d’antan, pensait-elle ?
Est-ce que mes colères ne sont que le reflet de mes remords?
Est-ce que toutes ces photos de Frédéric et de Marcel ravivaient ce sentiment d’avoir été si peu aimée ou désirée ?
Pourquoi jamais un mot doux, jamais un baiser avant de dormir ?
Pourquoi avait-elle la bouche pleine de Frédéric et vide d’elle ?
« J’aurais préféré que ce soit toi qui meures » lui avait dit Raymonde après l’enterrement de Frédéric. Comme si elle y était pour quelque chose. Elle, elle avait travaillé. Travaillé dur.
Frédéric, lui, avait passé son temps à jouir de la vie, tel un bellâtre inconsistant, sous les yeux indulgents de maman.
Il ne pensait jamais à son anniversaire, ne disait jamais merci. Il ne venait que pour prendre l’argent et repartait aussitôt.
Tous les soirs, Raymonde attendait Frédéric : « il va venir, il me l’a promis ».
Dans ces moments-là, elle aurait tout plaqué. Elle l’aurait placée. Elle avait envie de hurler : « Mais il est mort et moi je suis là…. »
Toutefois, bien vite, la colère cédait le pas à l’indulgence.
C’était son destin et il se confondait avec celui de beaucoup de femmes de sa génération…
COMMENTAIRES DE L’ANFG
A travers la prise en charge des parents Alzheimer, de multiples petits morceaux d’histoire personnelle peuvent fabriquer joie, tristesse, colère, haine... Ils sont transitoires mais au fil du temps, s’accumulent : oui la perte de mémoire des parents peut raviver les douleurs des enfants-aidants.
Elle est peut-être là l’origine de la maltraitance familiale : se sentir moins aimé peut conduire au pire.
Oui aider les aidants c’est aussi évoquer ces sujets sans naturellement entrer dans l’histoire personnelle des familles.
Soignants, gardez-vous bien de vouloir en savoir plus et de prendre pour argent comptant ce que ce que les résidents et familles vous racontent : vous vous exposeriez alors à la résurgence vos propres peines et douleurs….
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