« Les hommes vivent dans un monde affligeant : de tourments en tourments, d’idéaux destructeurs en idéaux détruits, ils avancent tels des ombres sans destin… » Robert posa son verre et savoura le silence. « Et l’on peut être broyé par sa propre vie, s’auto-détruire en ne captant que le versant inutile de nos désagréments. Et ça enfle, ça te domine, ça t’enserre jusqu’à la déglutition de ton être… »
Le silence devenait pesant.
Robert était tombé « malade » de son travail. Cela avait chamboulé sa manière de voir : il ne s’était pas levé victorieux, comme à l’accoutumée.
Non, il s’était levé dans un corps bizarre, semblant constitué d’avantage de déni que d’impatience. Horloge biologique en retard ? Corps dévasté par une vérité en trompe-l’œil ?
Une nasse épaisse s’était infiltrée en lui. Elle filtrait tout, gâchait l’enthousiasme, émiettant des pétales de tristesse, fines et translucides. Une vie lourde, fardeau dérisoire, lui rappelait à chaque instant sa fragilité.
Cet éclatement avait probablement une cause et une seule. Bien servir ses clients contre soi et son équipe, tel devait être le postulat inconscient qui s’était imposé à lui.
Et, de stress en stress, de micro-souffrances en micro-souffrances, d’inéquités en inéquités, le sillon s’était creusé. La souffrance d’autrui l’avait phagocyté en se mêlant à ses inquiétudes. Il aurait aimé croire en un mauvais sort, en une terrible revanche orchestrée par un génie malfaisant. Il aurait pu lutter, se projeter hors du mauvais sort.
« Ce qui s’oppose en vous au travail, c’est cette dichotomie morbide : faire le mal pour faire le bien. Faire contre pour faire pour. Et de cette fuite en avant, vous payez le prix fort… » Le psy avait parlé. Robert savait que c’était vrai. Il s’était noyé d’illusions, de contresens, et tous ces faux-semblants l’avaient rattrapé.
« Vous, qui semblez heureux, comment faites vous ? » demanda-t-il à la cantonnée. L’assistance était pétrifiée. Robert le conquistador avait fondu, s’était dilué dans une vie hostile et terne.
« Il est des moments où il semble impossible de s’accorder avec son destin… » osa Solange, de sa voix douce.
« C’est probablement cela » souffla Robert. « j’ai dû télécharger une version du doute incontrôlable à mon insu ».
« Le doute est un préalable, Robert… » rajouta Solange. « Il est un instrument d’analyse, un facilitateur… »
« …Que je n’aurais pas su utiliser ? Qui tournerait en boucle et se renforcerait, comme une tornade ? » rajouta Robert. Son regard venait de s’éclairer. La solution allait-elle s’imposer ? Cette souffrance aurait un vrai sens ? Comme celle de Pascal ?
« Oui, un peu comme la reconnaissance d’un nouvel itinéraire » dit Solange, « tu ne sais pas encore quelles voies emprunter et tu es encore trop attaché à tes anciens chemins… »
Robert réfléchit. L’ambiance du dîner était devenue plus légère. On approchait des fromages. « J’avais donc suivi un mauvais chemin en ne me sentant pas en harmonie avec ce que je faisais… Culpabilité excessive ? »
« Je vais citer Johnny.. » dit Solange « On se démène contre soi-même, je n’ai pas de pire ennemi que moi… »
« Donc ma souffrance individuelle n’est pas un prix à payer mais simplement une transformation ? »
Tous les convives avaient le regard tourné vers lui. Soulagés de retrouver Robert, en différent, mais Robert. Un Robert avec un nouveau destin. Déjà prêt à se ré-enflammer.
Robert savoura son Armagnac hors d’âge. Bon, il avait compris. Il y aurait probablement quelques mises au point à faire entre son « moi » et son « soi » mais ces négociations devraient être assez aisées.
« Le burn-out ne serait finalement qu’un état transitoire pour nous faire changer de direction ? » demanda Robert.
Il connaissait déjà la réponse : la nuisance d’un destin est un signe, un appel de ses fondamentaux, qui s’impose au moi biologique.
Finalement, conclut-il, le burn-out n’est ni plus ni moins qu’un facilitateur de destinée…
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